FICHES DOCUMENTAIRES DU C. L. E. R.

Mars - Avril 1966 N° 35

 

 

RÉGULATION DES NAISSANCES ET ANTHROPOLOGIES

 

« 0 homme, vraiment qui es-tu pour disputer avec Dieu: l'œuvre va-t-elle dire à Celui qui l'a modelée : «Pourquoi m'as-tu faite ainsi ?» (Romains 9. 20)

Chacun à ses présupposés anthropologiques

L'orientation pratique de celui qui conseille des couples en diff1culté et les avis qu'il sera amené à leur donner pour le problème de l'espacement et de la limitation définitive des naissances dépendent en dernière analyse de présupposés anthropologiques (1) qui le meuvent, consciemment ou à son insu. Si certains ne trouvent aucune difficulté à laisser le champ libre aux époux pour régler, à leur gré, avec ou sans procédés contraceptifs, cette question de leur fécondité, c'est généralement qu’ils impliquent, au départ de leur argumentation, certains présupposés de nature philosophique que vraisemblablement, aucun doute ne sera encore venu leur donner l'occasion de vérifier. Quant à ceux qui ne reconnaissent en pratique que l'abstinence totale ou périodique, comme seules modalités valables de régler les maternités, il est également vraisemblable qu'ils n'ont pas davantage vérifié, encore moins formulé, les fondements philosophiques de leur position.

C'est cette constatation qui nous a incité à tenter l'effort suivant: mettre en lumière le cheminement de la raison qui, à partir d'une donnée primordiale actuellement, acceptée de tous: «l'homme se découvre et se définit par ses relations personnelles aux autres et par sa relation personnelle à Dieu» (2), aboutit cependant à deux positions pratiquement, contradictoires: la moralisation possible de la contraception, 1’immmoralité intrinsèque de celle-ci.

Pour la clarté de l'exposé, nous appellerons, sans autre qualificatif a priori, Anthropologie A, celle qui aboutit à une moralisation possible de la contraception, et Anthropologie B, celle qui conclut à son immoralité intrinsèque. Mais d'abord que mettons-nous sous ce mot si employé pour l'heure d'Anthropologie?

A ce terme nous donnons exclusivement dans les pages suivantes le sens de: «Conception de l'Homme », c'est-à-dire: «Ensemble de requêtes fondamentales impliquées par La nature de la personne humaine, et susceptibles de servir d'axe de références, pour juger du plus ou moins grand degré de normalité, c'est-à-dire de vérité et, d’authenticité, des conduites librement adoptées par un être humain».

 

 

1 - POINT DE DEPART COMMUN AUX DEUX ANTHROPOLOGIES

Le dialogue spirituel

La première requête fondamentale à l'existence d'une personne, c'est d'être mise en dialogue, ou si l'on préfère en capacité de rencontre; Ce mot situe

(l) Nous prenons ce mot comme il sera expliqué plus loin, dans le sens de «philosophie morale de l'homme». Voir le vocabulaire de la philosophie d'André LALANDE P.U.F., 1951, p. 62 B et C. - Plus particulièrement, nous le prenons dans la perspective ouverte par le Personnalisme d'Emmanuel MOUNIER. - cf. E. MOUNIER. Le Personnalisme, Collection Que sais-je? N° 395 (2e édition) P.U.F. 1957. - M, NEDONCELLE. La Personne et la Nature. P.U.F - Paul RICŒUR, Philosophie de la Volonté, Aubier 1949. - Finitude et Culpabilité, 2 tomes Aubier 1960.

(2) Paul GUILLUY. Philosophie de la Sexualité. Dans Etudes de sexologie, Ed. Bloud et Gay, 1966, pp. 101-102.

D’emblée le phénomène au niveau de la relation. Aller à la rencontre de quelqu'un, c'est essayer de rejoindre celui-ci en quelque sorte pour le connaître, si possible l'aimer et en retour être aimé de lui. C'est essayer de rejoindre en lui ses raisons d'exister. La relation est essentielle à la personne : celle-ci n'existe et ne se développe qu'en situation de relations. C'est la rencontre avec autrui qui m'éveille à moi-même. C'est pour la rencontre, avec autrui que je sors de mon inertie.

Si la rencontre avec autrui me tire d'un certain néant d'existence personnelle, notons cependant qu'il en est ainsi avant que moi-même je l'aie décidé. Cette constitution, je ne me la suis pas donnée moi-même. Je l'ai reçue d'un autre. Je l'ai reçue de Dieu qui Seul peut en rendre compte. « Il n'y a pas un moment premier, dans lequel la personne existerait dans sa solitude et son autonomie, à quoi succéderait un moment second où elle entrerait en rapport avec autrui. Mais en réalité exister, c'est déjà être deux, dans la mesure où la personne humaine n'existe qu'en tant que Dieu la pose dans l'existence» (3).

Exister de façon consciente c'est même reconnaître qu'on ne se tient pas de soi-même, mais qu'on est tel par relation à Dieu et dans la mesure où l'on veut bien répondre à cette relation, comme à un appel. Dès lors, toute anthropologie, capable de remonter jusqu'à Dieu, commence par requérir cette double communion avec Dieu et avec les autres comme l’ordre fondamental dans lequel s'accomplissent les personnes (4).

Au terme du dialogue: Dieu «Trinité»

La révélation du mystère chrétien projette une grande lumière sur cette première requête. «Si le fond de la personne humaine est relation d'amour avec Dieu et avec les autres, c'est que le fond même de l'être est déjà communion d'amour entre les personnes. La dignité de la personne humaine apparaît plus grande encore quand elle se reconnaît appelée à partager la vie même de la Trinité et à être transfigurée dans Sa gloire» (5). Cet appel n'est du reste possible que parce que «la capacité d'aimer que Dieu a déposée en l'homme comme un reflet de Son Etre intime est le signe de notre mystérieuse parenté avec Lui» (6).

Ainsi aidés de la Révélation nous devons affirmer que le premier élément constitutif de la personne c'est cet appel lancé à une créature créée pour pouvoir rejoindre les Re1ations divines, les partager, les vivre dans une sorte d'insertion mystérieuse qui dépasse du reste tout pouvoir d'entendement et de représentation (7). C'est pour cette invitation que la créature en question est par constitution «relationnelle» et non l'inverse. Nous avons ici une loi que nous pourrions appeler de récurrence et à laquelle nous recourrons plusieurs fois: «Le sens d'un développement existentiel n'est pas à chercher dans les conditions de départ: c'est l'avenir, c'est la finalité qui est principe d'explication» (8). L'ordre supérieur rend compte de l'ordre inférieur et non l'inverse. L'appel à l'Intimité trinitaire incréée, à une possibilité divinement octroyée, est ce qui explique la constitution essentiellement relationnelle de la créature spirituelle. Cette constitution n'est qu'une requête seconde par rapport à cette invitation absolument première et totalement gratuite de l'amour divin tg).

(3) Jean DANIELOU. Evangile et monde moderne, Desclée 1964, Chapitre II Morale et Personne, p. 22, «Exister, c'est donc déjà être aimé, et reconnaître Dieu sera simplement pour la personne humaine indentifier sa réalité, ce sera aussi reconnaître qu'elle ne se tient pas d'elle-même ».

(4) Op. cit. p. 23.

(5) Jean DANIELOU, op. cit. pp. 23-24.

(6) Pierre MONTAIGNE. Théologie de la sexualité et du Mariage, dans Etudes de sexologie, Bloud et Gay, 1006, p. 131.

(7) Richard de St-VICTOR, La Trinité, dans Sources chrétiennes no 63, Ed. du Cerf, 1959, Livre Ille, Pluralité et Trinité En Dieu.

(8) Paul GUILLUY. Op. cit. p. 105.

(U) Jean DANIELOU. Op. cit. p. 22 et 23.

 

Les lois de l'esprit, et du dialogue spirituel

C'est en conséquence, et si paradoxale que la chose puisse paraître, en étudiant le terme, 'c'est-à-dire l'Intimité trinitaire de Dieu telle que la Révélation nous en parle, que l'anthropologie identifiera par analogie avec sûreté les lois les plus fondamentales de cette créature spirituelle qu'est l'homme.

Une première loi définit donc la vie de l'être spirituel, loi que nous pourrions appeler loi d'altruisme: c'est en se voulant pour autrui, qu'on est le mieux soi-même, et c'est en se voulant ensemble avec autrui pour d'autres, qu'on atteint la plénitude, L'« exister» spirituel s'identifie avec le mouvement de l'amour.

Une autre loi, qui du reste n'est qu'un corollaire de la précédente, veut que l'être spirituel ainsi constitué n'épanouisse cette existence qu'en nourrissant en soi vis-à-vis de l'autre une volonté de le posséder et une volonté de le promouvoir, cette dernière finalisant et consacrant toujours celle-là. Ainsi la réciprocité n'est jamais, close sur elle-même. Par définition, elle s'ouvre sur une action créatrice commune.

Telles sont les premières et primordiales requêtes de la personne humaine. A ce niveau d'intériorité, qui l'établit dans une condition analogique avec celle d'une création qui serait purement spirituelle, il n'y a pas deux anthropologies différentes: cette première étape de la raison leur est absolument commune. L'être spirituel est par constitution « relationnel », invité qu'il est à entrer en partage avec les relations personnelles du Dieu Trinitaire.

II - SECONDE ETAPE COMMUNE

Le corps et le sexe comme « tâches» au service du dialogue

L'être spirituel dont nous nous 'occupons est, parmi tous les êtres spirituels possibles ou existants, celui qui porte le beau nom de « personne humaine». Ceci nous amène à repérer une seconde requête fondamentale, celle du « sensible, du sensoriel et du sexuel».

Personne humaine, je ne puis entrer en relation avec autrui que parce que je suis « en vie», 'je dots même ajouter: 'parce que je suis « en corps» (2). J'entre en relation avec autrui par la médiation de ce corps que je suis, dans la mesure où je ne me distingue pas de lui. J'agis sur autrui corporellement, je me communique à lui sensiblement. Mon corps n'est alors que la manifestation vivante de ce moi que je cherche à communiquer. En ce sens il est bien la «tâche» (a). Si par exemple mon existence pour autrui s'est laissée

teinter indûment, à l'inverse de son prototype divin, de beaucoup d'égoïsme, de beaucoup de suffisance, inévitablement cette manière d'exister déteindra jusque dans l'expression sensible de ma rencontre. Et malheur à moi!

Le corps et le sexe comme « données» au service du dialogue

Néanmoins tout ne dépend pas de mon moi, de ma volonté propre dans la relation à autrui. Si je suis mon corps, et si, jusqu'à un certain point, celui-ci est mon œuvre, ma tâche, cependant de la vie fonctionne en moi, sans moi. De multiples équilibres biophysiologiques, que la science analyse,

(O) Martin BUBER. Je et TU. Ed. Aubier. - Maurice NEDONICELLE. La réciprocité des consciences. Ed. Aubier. - Gabriel MADINIER. Conscience et Amour.

(l) Voir notre ouvrage: Amour et Institution familiale. Spes, 1948.

(2) Paul RICŒUR. PHILOSOPHIE de la Volonté, Ed. Aubier, 1949, pp. 384-388.

(a) Paul RICŒUR. Op. cit. pp. 392-394. Ma vie comme tâche et comme problème résolu. François CHIRPAZ: Le Corps, Collection Initiation philosophique, P.U.F. 1963

 

L’établissent sans cesse en moi sans moi (4). Il est même un certain patrimoine

génétique qui, en un sens, m'est préalable. Il 'm'est un « donné »; ce n'est pas

ce qu'il y a de moins extraordinaire en moi qu'à un certain niveau de mon existence, je cesse de m'apparaître comme une tâche, comme un projet, mais que je sois «un problème résolu comme par une sagesse plus sage que moi-même... qu'il ne dépende pas de moi quand j:ai mangé que l',aliment devienne moi-même, ni que je m'accroisse des chose,s mêmes. Cette sagesse est une sagesse de mouvement; il ne dépend pas de moi que le sang circule et que le cœur batte»(6).

En ce sens le corps qui m'est nécessaire pour la rencontre avec autrui est également un «non-moi» et c'est ici qu'advient le thème central de la sexualité. Il y a dans ma personnalité sexuée homme ou femme, un non-moi, c'est-à-dire un facteur ontologique antérieur à tout vouloir personnel créateur de la relation (7). Il constitue un ordre premier, une nouvelle requête primordiale de l'anthropologie : l'homme apparaît ici-bas comme couple hétérosexué. La personne humaine est ou homme ou femme. Ce qui revient à reconnaître que du « sexué » soit inhérent et nécessaire à l'existence de la personne humaine comme telle. L'être spirituel appelé par constitution à un ordre de relations et de rencontres sensibles ne peut se passer pour celles-ci de la sexualité. La sexualité masculine ou féminine est aussi indispensable à la relation de personne à personne que les cinq sens (18). Non pas que la sexualité soit un sixième sens, c'est-à-dire un sixième moyen de médiation. Bien plutôt la sexualité est une réalité à la fois immanente aux cinq sens et transcendante à chacun d'eux. Ces sens qui sont déjà comme une magnifique monnaie d'échange entre individus du même sexe - que ne peut dire un regard de sympathie, un sourire d'approbation, une poignée de mains affectueuse - prennent sous l'effet de la sexualité une valeur nouvelle et comme infiniment plus profonde, s'ils s'exercent entre individus de sexe différent. Que ne peut alors exprimer de bouleversant un sourire de tendresse masculine adressée à une femme, un enlacement de mains, une caresse, une étreinte amoureuse. C'est si vrai que de sexuées que sont toutes les relations(14) «Il est extraordinaire que la vie fonctionne en moi sans moi que les multiples équilibres hormonaux que la science révèle se rétablissent sans cesse en moi sans moi... Le spectacle de la vie humilie toujours la volonté. Et alors je me prends à rêver d'une existence - qui serait peut-être l'existence animale - «où il n'y aurait plus de problèmes», plus de tâches, plus de responsabilités, plus de libertés. Je me représente l'animal comme un problème résolu par la vie, C'est ce que nous appelons communément l'instinct; mais je ne suis plus un être d'instinct; je peux bien rêver d'un Pôladis animal, qui me dispenserait du poids de mon humanité; je ne puis plus redevenir animal je reste une tâche pour moi-même». Paul RICŒUR. Op. cit. p. 393.

(15) «Nous ne pouvons pas, comme le pensent tant d'hommes d'aujourd'hui, faire de l'homme ce que nous voulons. L'homme n'est pas la création de l'homme comme 

le pensent MARX ou SARTRE; nous n'avons pas à inventer un type d'humanité; celui-ci nous est donné et nous avons à l'aider à s'accomplir» Jean DANIEL OU. Scandaleuse vérité, Aubier, 1962, p. 166. - «Pendant son existence terrestre, la personne humaine se trouve toujours en quelque sorte en présence de son corps comme l'ayant reçu » R.P. SCHOONENBERG s.j. dans Lumen Vitae, 1963, no2, p.223.

(16) Paul RICŒUR. Op. cit. p. 393.

(17) «Il me semble que toutes les spéculations possibles de l'intelligence sur la nature humaine se situeront toujours entre ces deux extrémités, dont l'une consistera à prétendre que l'on pourrait définir a priori tout ce qui appartient à la nature humaine." ce qui est juste ou injuste, sans recours à l'expérience, au sens intime, aux circonstances, à l'état présent des techniques et du droit, et dont l'autre extrémité, infiniment plus fautive, consistera à dire qu'il n'existe pas de nature mais seulement un devenir ou une liberté ». Jean GUITfON, y a-t-il encore une nature humaine? dans Débats du C.C.I.F. 1950, p. 124.

(l8) François DUYCKAERTS. La formation du lien sexuel, Ed. Dessart, Bruxelles, 1964. Abel JEANNIERE. Anthropologie sexuelle, Ch. VI, Etre homme et être femme: deux manières d'être au monde? Aubier, 1964. - Joseph FOLLIET. Adam et Eve, Humanisme et sexualité, Ch. IVe Ed. Chroniques sociales de France, 1965. "c

tions, certaines tendent à se dépasser jusqu'à mériter, comme nous le verrons, le nom de sexuelles et de génitales.

Ici sans aucun doute le corps, en tant qu’expression du moi, reprend ses avantages. Sensibilité et sexualité disposent d'une marge telle de modalités d'existence que, de simples données élémentaires, elles deviennent créations originales, œuvres d'art, où l'Histoire et la Culture, c'est-à-dire le contexte psycho-social, tiennent une part considérable. Le corps humain que je suis, le corps humain qu'est mon conjoint, nous les avons faits, mais en fonction d'une civilisation qui leur a imprimé ses manières: parler, intonations, maintien, gestes, etc... Bref, nos corps masculins et féminins se sont construits sous conditionnement plus ou moins inspiré du dehors: conventions, culture, langage. Tout cela je le suis, nous le sommes devenus. Nous ne pouvons nous exprimer l'un à l'autre sans cet équipement (U). Reste à savoir si et comment cela est authentique, vrai, bon, conforme aux requêtes essentielles de notre être en tant que je suis, en tant que nous sommes personnes humaines sexuées homme et femme.

Rôle expressif de la sexualité

Pour le savoir, nous recourrons à cette loi, déjà ci-dessus mentionnée, de définition d'un ordre inférieur par un ordre supérieur et non à l'inverse. Ce n'est donc pas en interrogeant la sexualité animale comme telle, que nous prétendrons découvrir les normes existentielles de la sexualité humaine. «Les personnes humaines ne sont pas homme et femme, les amours humaines ne sont pas relation homme-femme, parce que l'animalité qui les sous-tend est scindée en mâle et femelle. Au contraire la différenciation masculin féminin dans tout le passé de la vie n'est qu'attente du moment où avec l'homme elle prend enfin un sens véritable. La vie est en attente de l'amour. Le biologique prépare le spirituel: celui-ci explique celui-là et non l'inverse» (2).

Aussi est-ce en considérant la contexture de La relation personnaliste de réciprocité des consciences non close sur elle-même mais ouverte à une action commune créatrice, que nous identifierons la vraie portée de la sexualité et définirons son rôle propre. Ce qui revient à dire que la sexualité n'a de sens que comme valeur d'expression et de soutien, d'enrichissement sensible de cet ordre relationnel personnaliste par lequel se définit l'être spirituel (21).

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(U) J. EVOLA. Métaphysique du sexe. Payot, 1959.

(2) Paul GUILLUY. Op. cit. p. 106. - Lorsque TEILHARD écrit: « C'est à force de fidélité intelligente au courant montant de la matière que nous nous rapprocherons de l'esprit » (L'avenir de l'Homme, p. 64) ce n'est qu'en apparence seulement qu'il a l'air de s'inscrire en faux contre la loi de récurrence indiquée ci-dessus. «La pensée humaine, dit-il dans l'Esprit de la Terre (Energie humaine, p. 55), ouvre une ère nouvelle dans l'histoire de la nature. Mais si elle est une vie renouvelée, elle n'est pas une vie entièrement nouvelle. Dans sa spiritualité, comme dans le sommet du cône, doivent donc se retrouver toutes les générations passées, reconnaissables bien qu'horiùnisées: la faim, l'amour, le sens de la lutte, le goût de la proie. Le contrôle de ses hérédités sur un plan supérieur est le travail de la morale et le secret de la plus-vie ". Le «courant cosmique» dont parle TEILHARD n'est après tout qu'une aspiration en avant et vers le haut, de l'esprit, et donc de l'amour. Voir Dr. Paul C,HAUCHARD: TEILHARD, témoin de l'amour, Ed. Universitaires: «TEILHARD vient confirmer FREUD quand il met l'amour au cœur de l'être; mais il n'y a qu'un amour et l'amour charnel n'est dan& sa vérité qu'animé par l'amour spirituel", p. 60.

(21) Marc ORAISON. L'union des époux. Fayard. - Du même: La Sexualité, Fayard, 1966. - Paul CHAUCHARD. Le progrès sexuel Ed. du Levain, 1962. J. M. RAY. Amour,

sexualité, régulation des naissances. Collection «La vie nouvelle ". les Editions ouvrières, 1965, p. 49: «C'est à la recherche de la tendresse que nous partons, Suivant l’expression de Paul RICŒUR, c'est-à-dire à la recherche de la sexualité comme organe de reconnaissance mutuelle, de personnalisation mutuelle, bref comme expression ».

 

La normalité du sexuel réside en cette mission d'expression et de soutien, Ce qui suppose que la sexualité ne « tire pas à hue» si la relation personnaliste s'est engagée à « dieu» 1 (22),

Ici encore en utilisant le mécanisme de l'analogie et de sa loi de récurrence: pas plus que la liberté subjective ne peut prétendre à partager l'intimité des Relations divines sinon en commençant par renoncer à son autarcie absolue et à lui substituer une filiale adhésion de foi, d'espérance et d'amour, de même une libido sexuelle, masculine ou féminine, ne peut aspirer à soutenir et à enrichir la vérité d'une relation de personne à personne sans se défaire aussi d'une certaine suffisance prétentieuse. Sentiments et sensations de plaisir, de jouissance, de volupté ne seront dans l'ordre de leur mission que si, renonçant à devenir « fins en soi», ils acceptent d'être seulement les humbles auxiliaires de l'altruisme spirituel et d'en prendre le ton oblatif et gratuit (23).

Pour le dire en passant, c'est une des prérogatives de la chasteté, vertu elle-même dérivée de la Charité divine à travers l'amour authentiquement humain, que de maintenir à leur place, plaisir, jouissance et volupté, en apportant au niveau même de ces réalités (si positives qu'elles soient), le dynamisme du «mourir à soi-même pour vivre en autrui». «Quand, disait un couple, dans l'expérience conjugale, le plaisir soudain vient par trop explicitement rappeler sa présence au lieu d'y être discrètement et comme incognito, tout le charme est d'un seul coup rompu 1 »

Sur cette signification et ce rôle de la sexualité, il semble, là encore, que les deux anthropologies soient foncièrement d'accord. Chez cet être spirituel qu'est la personne humaine, la sexualité, comme le sensible et le sensoriel, exercent une fonction d'expression, de soutien. C'est l'analogue de l'orchestre dans la symphonie, par rapport au lien.

 

 

IIIe ETAPE: LES HESITATIONS COMMENCENT

Le dialogue sexuel et génital

Un doute ici cependant s'élève: plaisir, jouissance et volupté n'apparaissent jamais sans l'exercice d'une activité fonctionnelle ayant son objet propre. Le plaisir n'accompagne une relation de personne à personne qu'à l'occasion d'un agir et souvent d'un agir-en-commun. Marcher ensemble, se détendre ensemble, prendre un repas ensemble sont autant d'occasions d'intégrer des plaisirs sensibles dans la joie très personnelle de la commensalité, ou dans le bonheur très spirituel d'une communion par la poursuite d'un bien ou par la contemplation du beau. Cependant cet agir en commun engage des activités fonctionnelles qui ont, disions-nous, leur objet propre (24). Sans doute peut-on marcher simplement (22) pour le pla1sir d'accompagner un ami. Par contre, quand on mange, ce n'est pas ordinairement dans un simple but de commensalité: on le fait d'abord pour se nourrir. Du reste il y a un temps pour tout, et une mesure pour tout! (25) Ceci est particulièrement vrai de la sexualité. Il y a des manifestations de pure sensibilité, et des gestes de pur accompagnement grâce aux cinq sens que la sexualité effectivement imprègne.

 

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(22) Marc ORAISON. Une morale pour notre temps, Fayard, 1964. L'autre et la relation à l'autre constitue l'objectivité de la morale, p. 129-133.

(23) G. GILLEMAN s. j. Le primat de la Charité en théologie morale. Coll. Museum Lessianum, Bruxelles, 2e éd. Desclée Debrouwer, 1954. Voir aussi les articles que le Père CARPENTIER a consacrés à cet ouvrage dans Nouvelle Revue Théologique, LOUVAIN janvier, mars et mai 1961.

(24) Originalité biologique de l'homme, Coll. Recherches et débats du C.C.I.F. 1957, Ed. Fayard. - La chose n'est jamais si manifeste qu'au niveau du cerveau. «Le cerveau humain est devenu bien autre chose qu'un organe vital depuis qu'il s'est prolongé par toutes sorte d'instruments d'information et d'effection. L'inversion du rôle du cerveau, sa mise en rapport avec tout un potentiel d'idées à réaliser et non plus seulement avec un potentiel d'instincts prolongent simplement les instincts formatifs, est sûrement un événement de grande portée. Il fait sortir l'homme du plan de la vie animale, mais il ne fait certainement pas sortir l'homme du plan de la vie en général». Raymond RUYER, Les limites biologiques de l'humanisme. Dans Originalité biologique de l'homme, p. 162.

 

1 Signification et mission de la génitalité

Il y a par contre un agir en commun: l'étreinte chamelle et génitale, dont l'objectif ne se réduit pas à la simple finalité de médiation dévolue aux sens. Cette étreinte n'est pas qu'une caresse plus ou moins transitive et superficielle (26). Elle est pouvoir d'exprimer et de signifier, à travers le don des corps, une appartenance mutuelle des personnes d'un genre très spécial: appartenance définitive, inaliénable, indissoluble. Elle est aussi pouvoir de susciter l'existence d'un tiers, gratuitement voulu et aimé pour lui-même.

Dès lors apparaît l'éventualité d'un conflit possible entre le rôle relationnel d'expression que nous avons reconnu à la sexualité sensorielle, et à ses charmes spécifiques, et les attributions très particulières de la sexualité génitale et de la volupté qui lui est inhérente. L'envie ne peut manquer de vouloir ramener la sexualité génitale à la sexualité sensorielle. La tentation même peut être grande de vouloir faire de l'étreinte charnelle une simple activité de jeu, en refusant d'identifier les requêtes impérieuses qu'implique l'engagement de ces activités: signer l'unité totale et définitive des conjoints, pouvoir appeler des tierces personnes à l'existence.

Devant ce conflit les deux anthropologies commencent par adopter une première position commune: l'activité génitale ne peut pas, pour une raison de simple jeu, être détournée de sa première signification essentielle: « le sceau d'une unité conjugale inaliénable et indissoluble ». Sinon cela aboutirait à l'acceptation, comme d'un simple jeu, de la fornication et de l'adultère et, pourquoi pas, aussi de l'homosexualité. En réalité, l'activité génitale fait beaucoup plus qu'établir une simple coopération dans l'agir, elle crée une communion dans l'être le plus profond de la personne humaine. Elle est d'un tout autre genre que la simple caresse affectueuse et passagère.

Autrement dit, lorsque l'amour humain est assez profond et assez grand entre un homme et une femme pour décider d'être une volonté de possession et de promotion mutuelle indissoluble, non seulement cet amour cherche à mobiliser à son service les ressources de la sexualité sensorielle et de ses expressions de tendresse, mais aussi les ressources de la sexualité génitale. L'amour y reconnaît, sans pouvoir s'y tromper, l'activité spécifique et significative de ce qu'il cherche à instituer, à incarner: la durée, le définitif et, s'il le pouvait, l'éternel! (27)

Que s'il n'y a entre cet homme et cette femme qu'une simple amitié amoureuse, mais sans prétention au définitif, l'emprunt de la sexualité génitale pour s'exprimer mutuellement une amitié de cette simple qualité est un abus, un faux. Tout anthropologie digne de ce nom, c'est-à-dire capable de rendre raison de l'unité charnelle et spirituelle de la personne humaine, admettra cette position. C'est en effet que la destinée naturelle de l'ordre génital est d'apporter à l'amour.

(25) Si l'on rend aux mots leur juste valeur, ce doit être le rôle de la « continence » que d'assurer la meilleure manière de « contenir» une activité dans le cadre de sa signification. Il y a une garde des yeux, une garde des sens qui a pour but de respecter autrui comme il y a droit dans les relations que l’on instaure avec l~l. Continence et tempérance en sauvegardant la mesure et l’opportunité des manifestations du corps destinées à « exprimer » le dialogue spirituel s'intègrent à l'amour et à la chanté âme de ce dialogue.

(26) M. NÈDONCELLE. Vers une métaphysique de l'amour. Aubier, 1946 - G. MARCEL, Homo viator. Aubier, 1945. Ch. V, Le vœu créateur comme essence de la paternité.

(27) Suzanne ULAR. Le Couple, Grasset, 1963. Ch. IV, Vers la resacralisation, p. 213.

 

49 indissoluble du couple, l'impression et la réimpression de son sceau spécifique, Telle est la vérité propre à l'étreinte conjugale.

Premières Normes dans l'usage du plaisir génital On peut toutefois se demander s'il y a pour le couple une norme à garder dans la réitération de cette expression de son unité? Sans aucun doute il y a une norme à garder, analogue, dirions-nous, à celle qu'il convient de se définir pour se défendre des illusions fallacieuses du plaisir: à savoir de ne pas transformer cette réitération en une fin en soi. Mais ceci dit, à chaque couple de découvrir la mesure et les conditions qui lui soient propres pour la meilleure intégration possible du p1aisir, génital dans son dialogue, en vue d'un approfondissement croissant de l'amour mutuel. Comme l'excès de manger, de la détente, de 1a marche, apporte « la saturation au lieu de la joie communicative », de même l'excès de volupté génitale entraîne peu à peu l'insignifiance des rapports conjugaux jusqu'à risquer de ne plus être « qu'une simple décharge nerveuse, une banale excrétion dépourvue de sens» (29). Ici encore les deux anthropologies, pensons-nous, sont d'accord. Mais c'est maintenant que les voies vont diverger.

IV - DIVERGENCE DES ANTHROPOLOGIES

Nulle autre norme requise (Anthropologie A.)

L'une de ces anthropologies, nous l'avons appelée A, va s'en tenir à cette ultime requête: modération, juste milieu définissable en fonction de ce qu'est chaque couple. Elle n'éprouve pas, semble-t-il, 1e besoin d'aller plus loin dans la recherche des requêtes propres à la personne humaine susceptibles de normaliser les conduites de ce couple. Eviter les excès, les illusions et, parmi celles-ci, l'illusion de se forger un amour conjugal excluant le vœu créateur, et toute procréation: cela suffit. Dès lors que l'amour conjugal a admis comme un bien l'appel à la vie d'un ou de plusieurs enfants, il n'y a plus d'autre requête à porter à l'attention des couples que celle d'éviter de chercher le plaisir comme une fin en soi. Pourvu que la sexualité s'en tienne à sa mission de soutien et d'expression, pourvu que le plaisir génital soit intégré, transfiguré, transsignifié par son accession à la joie du dialogue et de la

communication personnelle, tout est bien (3°), Et même tout est bien quel que soit, en vue de cette intégration du plaisir génital aux joies du dialogue, le choix du moyen destiné à « protéger» l'activité où s'exprime ce dialogue contre l'éventuelle et l'indésirable irruption d'un enfant. Ici l'anthropologie A ne voit pas d'inconvénient, pour la liberté du couple, à interférer «intelligemment» avec l'activité génitale normale, pour obtenir la « protection» désirée de celle-ci, Ainsi elle ne voit pas de différence Pour le choix des moyens pourvu qu'aucune mutilation ni aucune atrophie définitive ne doive s'ensuivre pour la personne humaine, spermatogenèse ou ovogenèse bloquée, insémination dévitalisée ou déviée de sa destination (31), tous ces procédés contraceptifs, s'ils peuvent aider au maintien du plaisir génital sans crainte de l'enfant, et bien entendu comme expression de l'amour, n'auront réussi, pense-t-on, qu'à assurer la mission dévolue par principe, comme il a été dit plus haut à la sexualité humaine non génitale, à celle que nous avons appelée sensorielle, c'est même en ceci, ajoute-t-on, que la sexualité humaine diffère de l'animale et s'élève ,bien au-dessus d'elle. Seul le couple humain peut lui imposer la signification qu'il veut en vue d'un dialogue d'amour et de charité (32)

 

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(28) Jean GUITTON. L'amour humain, Aubier, 2e éd. 1955. Ch, VII, La signification du sexe. pp. 212-213.

(29) Paul RICŒUR. La Sexualité: La merveille, l'errance, l'énigme. Dans Esprit, Novembre 1960, pp,1671-1674.

(3°) André DUMAS. Le contrôle des naissances, opinion protestante. Librairie protes- tante, Paris 6e, 1965. Voir particulièrement pp. 114-116, Commentaire de l'opinion de Karl BARTH. - Dorothy Dunbar BROMLEY. Catholics and the birth control. Con temporary views and doctrin. Forwards by Richard, Cardinal CUSHING and John L. THOMAS s. j, Ed. Devin-Adair Company. New York, 1965. Dans les deux ouvrages suivants, des catholiques s'interrogent, et hésitent devant une anthropologie qui leur paraît plus spirituelle et plus conforme à la dignité de la personne humaine: Contraception and holyness, The Catholic Predicament, Ed. Herder, New York, 1964. - Louis DUPRE. Contraception and catholics, a new appraisal. Ed. Helicon, Baltimore-Dublin, 1964. N° 35.15

 

 

Autre norme requise (Anthropologie B): respect de l'économie divine ; inscrite à même les fonctions génitales

L'anthropologie B ne se tient pas pour satisfaire de telles explications, ni de cette unique requête de l'anthropologie A, Il lui semble, en effet, que s'il doit y avoir une «juste mesure à garder» pour que soit possible l'intégration du plaisir à la joie, il doit pour cela y avoir certains critères universels et définissables. Ceux-ci doivent permettre un tracé objectif de frontière entre les modalités de plaisir de soi transfigurables en expressions de l'amour, et celles qui a priori ne le seraient pas, parce qu'elles lui seraient hétérogènes et opposées.

Autrement dit, l'anthropologie B demande une nouvelle application de la loi de récurrence et d'analogie déjà mentionnée, et selon laquelle, dans la personne humaine telle qu'e le Créateur l'a réalisée, c'est l'ordre supérieur qui explique la constitution de l'ordre inférieur et non pas l'inverse (33), C'est donc la qualité de l'amour comme volonté de réciprocité totale et définitive entre deux personnes qui seule doit pouvoir rendre compte de la constitution de la fonction géni- tale jusque dans sa structure biophysiologique (34), Il nous faut même ajouter

- car l'amour qui unit deux personnes a été fait à l'image de l'Intimité Trinitaire

divine - : c'est l'amour, non seulement comme volonté de réciprocité, mais aussi comme volonté commune, simultanée et constante d'ouverture créatrice à de tierces personnes, qui seul peut expliquer la structure des activités fonctionnelles mises en jeu par l'étreinte conjugale, De même que l'amour de Dieu n'implique pas seulement le don réciproque du Père et du Fils, mais leur commune, indissociable et constante spiration de l'Esprit, de même en l'Homme, il n'implique pas seulement le don réciproque de l'époux et de l'épouse mais leur commune, inséparable et constante ouverture créatrice à l'enfant, au moins pour 1ce qui peut dépendre d'eux (35). Après la ménopause, où l'apparition de l'enfant n'est désormais plus physiquement possible, l'appel de l'enfant à l'existence reste encore et toujours pour l'amour conjugal une valeur inviolable à laquelle celui-ci continue de ne vouloir attenter en aucune façon capable, si la chose était encore possible, de priver l'économie divine de ce que celle-ci aurait eu en vue (38).

 

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(31) Jacques ELLUL, Positions des Eglises protestantes à l'égard de la famille, dans Renouveau des idées sur la Famille, I.N.E.D, 1954, pp, 270-271. « En ce qui concerne le contrôle des naissances, l'on se refuse « tout d'abord à faire une distinction entre les moyens (chasteté, périodes stériles de la femme, coitus interuptus, moyens chimiques ou mécaniques) », l'on tient généralement que le problème est celui de la décision et non celui des moyens, on ne retient absolument pas la supériorité du premier parce qu'il est naturel ». On trouve rarement l'affirmation de cette idée faite de façon aussi nette et tranchée. Plus habituellement une incertitude plane sur une échelle d'acceptabilité des méthodes.

(32) « Ce n'est pas tellement le geste matériel mais son esprit qui dénature un acte»

« Je ne nie pas la nécessité d'une règle rigoureuse: mais la règle est ailleurs, et la casuistique sur l'acte complet ou incomplet me paraît tromperie.» Esprit, loc, cit. novembre 1960, p. 1857.

(33) « La voie de l'agapè est descendante: c'est la voie par laquelle Dieu se rapproche de l'homme et se communique à lui. Bien plus,1'Agapè est le commandement que Dieu intime à l'homme qu'il aime le prochain comme il est aimé lui-même, c'est pal un mouvement d'Agapè et non pas d'Eros... (C'est) le problème de savoir si l'amour humain se suffit entièrement à lui-même; si, pour atteindre la plénitude, il ne requiert pas une sorte de secours supérieur, apparenté à son essence profonde… mais qu'il n'est point capable de produire ». Jean GUITTON, L'amour humain, p. 21)9.

N° 35016 (34) Paul GUILLUY, Op. cit. pp, 105-107.

 

Le même raisonnement engage les époux, qui ont des raisons valables d'espacer ou de limiter des maternités, à décider d'un commun accord, précisément, parce qu'ils considèrent la possibilité d'appeler un enfant à l'existence comme une valeur inviolable, de s'abstenir de relations aux périodes où l'épouse, en raison de son cycle, est virtuellement susceptible de concevoir. C'est leur manière de témoigner visiblement, d'« incarner» si l'on peut ainsi s'exprimer, la subsistance au cœur de leur réciprocité, du vœu créateur permanent.

De même, lorsque, une «économie» prévue par le Créateur de la personne humaine et du couple, le rythme fonctionnel de la génitalité rend chaque mois chez la femme la conception aussi impossible qu'après la ménopause, le même raisonnement, c'est-à-dire le même respect du vœu créateur inhérent à l'amour, ne craint plus d'instaurer alors dans le couple le dialogue spécifiquement conjugal. Cette façon de faire, les époux le savent, ne violera effectivement aucune puissance de vie, aucune virtualité créatrice en eux: celles- ci ont été provisoirement suspendues, non par l'ingéniosité du couple, mais par le dessein de l'Auteur même de la nature humaine. Si Ce dernier savait ce qu'Il faisait en créant le couple tel qu'il est, non seulement spirituellement, mais aussi psychiquement, sexuellement et génitalement, la liberté humaine a tout lieu de penser qu'elle trouvera d'autant mieux sa normalité et son épanouissement qu'elle s'efforcera de conformer ses conduites aux indications d'une économie providentiellement inscrite à même les «montages » (37) qui constituent l'être humain.

L'intention seule suffit (A) : l'intention et son signe authentique (B) Un tel raisonnement paraît au contraire inutilement subtil à l'anthropologie A.

Celle-ci en effet déclare qu'il suffit au couple de former sincèrement son intention. S'il utilise un procédé «protecteur» de la relation contre l'éventualité de l'enfant, il n'a qu'à vouloir du même coup n'attenter en rien au vœu créateur de l’amour. Celui-ci, grâce au maintien de l'intention, demeurera une valeur, pense-t-on, encore inviolée. En d'autres termes, l'anthropologie A, à l'inverse de l'autre, se contente de l'intention droite chez le couple, sans que ce dernier ait à l'exprimer dans un signe sensible: l'abstinence. L'anthropologie B au contraire ne reconnaît cette requête que « lorsqu'en fait les gestes expressifs de l'amour ne sont pas pour autant destructeurs de leur pouvoir de vie»(38).

La différence entre les deux anthropologies réside donc en ceci que, selon l'une (B), le couple humain, dans le nombre des maternités qu'il décide «d'avoir» se tient pour lié par la nature de la sexualité qui lui permet ou non d'être fécond(39), tandis que cette clause n'a nulle valeur selon l'autre (A). Pour B

1'économie divine veut que l'amour spirituel formé à l'image du Dieu Trinitaire, réfracte jusque dans les infrastructures fonctionnelles génitales de la personne humaine, le schème essentiel de la « circumincession » de l'amour, c'est-à-dire cette interdépendance et cette immanence mutuelle permanente entre valeurs de dialogue et valeurs de création. Pour A, l'économie divine n'a pas eu une telle visée. Les infrastructures fonctionnelles sont intentionnellement tout à fait indépendantes du dessein de Dieu sur l'amour. C'est au pouvoir de la libre volonté spirituelle du couple de savoir et de dire ce qu'il veut en faire, même si son comportement physique semble témoigner du contraire. S'il y a gestes ou procédés « protecteurs » de la relation contre l'enfant, ceci n'a pas, malgré les apparences, à être interprété comme une manière pour les époux de se préserver l'un de l'autre, ni pour le couple de se défendre contre l'irruption de l'enfant, du moment que l'intention droite de ne pas attenter à la valeur inviolable du vœu créateur demeure, cela suffit.

L'anthropologie A est donc paradoxalement plus désincarnée. Elle n'accepte pas de descendre jusque dans les infrastructures fonctionnelles de la personne humaine pour y découvrir comme un reflet de la volonté divine créant le couple à Son image. Il lui suffit que cette image se soit seulement réfractée au niveau de la conscience sensible et sexuelle. Peu importe qu'il y ait ou non réfraction analogue à un niveau encore inférieur à celui-ci: au niveau de la fonction génitale. Pour B au contraire, s'il paraît y avoir comme un respect - que d'aucuns traitent de fétichiste - pour l'intégrité d'un acte physique (O), c'est parce que cette anthropologie y voit les valeurs spirituelles qui y sont liées, et qu'elle lit jusque dans les lois fonctionnelles de l'organisme, un reflet, une indication et comme une signature garantissant l'identité, des lois relationnelles de l'esprit.

 

 

 

(35) Henri CAFFAREL, Note sur la régulation des naissances, Nouvelle Revue Théologique, septembre-octobre 1965, p. 842. « Ce double aspect de l'amour (don réciproque et don commun) pour être pleinement compris exige la lumière de la Révélation. C'est elle en effet qui nous apprend que ce don de l'homme et de la femme est, dans sa structure même, le symbole de l'union du Christ et de l'Eglise, union qui est de soi féconde et qui est elle-même l'image de l'union du Père et du Fils, qui se donnent l'un à l'autre pour se donner ensemble dans la «spiration» du Saint-Esprit ».

(38) Gustave MARTELET s. j. Morale conjugale et vie chrétienne dans Nouvelle Revue Théologique, mars 1965, Sexualité humaine et lien de l'homme à Dieu. p. « C'est en respectant cette structure en laquelle et pourtant s'accomplit l'opération du Créateur que les époux, librement engagés dans les comportements de l'amour, se lient à Dieu de la manière même dont Dieu Se lie à eux. S'interdisant de rompre la corrélation structurelle qui dispose le couple et l'ouvre dans ses œuvres à l'œuvre créatrice l'homme et la femme se lient effectivement à Dieu dans l'acte même où Lui le fait à eux. L'acte par lequel le couple respecte la nature de la sexualité est identiquement l'acte par lequel il s'incline devant Dieu en tout esprit et en toute vérité.»

(31) Georges -CRUCHON s, j. Initiation à la psychologie dynamique, Col. Siècle et Catholicisme, Mame, 1963. L'auteur distingue avec beaucoup de perspicacité et de clarté les «sphères» ou instances qui définissent la structure de la personne humaine, La sphère psycho-organique,la sphère du moi empirique, la sphère de l'esprit et de la vie mentale, la sphère de la vie surnaturelle, PP. 83-141.

 (38) Le Père MARTELET nous parle des problèmes du Mariage, La Croix (Le Journal du Concile) 2 octobre 1965, p. 4.

(39) G. MARTELET. Op. cit. p. 4. - Germain G. GRISEZ. Contraception and the natural law, with a forward by The most Reverend John WRIGHT, D. D. Bishop of

-PITTSBURG. Ed. Bruce, Milwaukee. Voir surtout ch. III: Theories of moral law et ch. , VI «Directly walled Positive act». Josephus FUCH~ s. j. De castitate et ordinae sexualite ; ROME, Universite Gregorienne, 1963. - S. E. Cardinal SUENENS, Amour et maîtrise de soi, Desclée Debrouwer, 1960. Et notre ouvrage, Limitation des naissances, 3e édition, Spes, 1962. Harmonie des trois plans. Lois de l'anthropologie chrétienne, p. 162-148. Nous aurions à réécrire ces pages que nous montrerions beaucoup plus comment les aspects fonctionnels de la génitalité, sont tels du fait de leur subordination aux exigences de l'esprit, et de l'amour. Nous souscrivons volontiers à cette affirmation du Père ANTOINE: « Ce n'est pas l'objectivité physico-biologique de la nature qui est la norme de l'action humaine... Le rapport de l'homme à la nature n'est pas celui des créatures non raisonnables. L'être même de l'homme lui demande de se soumettre le monde et de dominer la nature, et même sa propre nature, entendue ici comme sa propre naturalité biologique». Conscience et loi naturelle, dans Etudes, mai 1963, p. 180. Cette affirmation n'est vraie cependant qu'en impliquant comme nous tenterons de l'établir plus loin, que l'objectivité physico-biologique de la nature humaine n'est telle que parce que c'est ainsi qu'elle correspond le mieux aux exigences spirituelles de la personne humaine. Sans être norme, elle n’en a pas moins valeur radicale de celle-ci.

(.O) « Autrefois »... la norme physiologique était aussi en fait la norme morale. De nos jours, connaissant mieux les processus physiologiques, on peut mieux les dépasser : en d'autres termes, la norme physiologique peut faire place à une norme plus profondément morale basée sur les valeurs fondamentales du ménage que sont les exigences de l'amour mutuel et de l'éducation. L. JANSSENS. Ephémérides Theologicae Lova- N° 35 0 18 nienses, octobre-décembre 1963, Morale conjugale et progestogènes.

 

V - LIBRE CHOIX ENTRE LES DEUX ANTHROPOLOGIES ?

 

La question se pose alors de savoir si la liberté humaine a le choix entre ces deux anthropologies. L'affaire est d'importance puisque, à la question posée par le Cardinal ALFRINK « la régulation des naissances ne peut-elle être dignement faite que par voie d'abstinence totale ou périodique? », l'anthropologie A répond par non, et l'anthropologie B répond par oui. Du reste, l'anthropologie A n'a pas attendu que la question soit posée à Vatican II pour y répondre pratiquement par avance.

 

Un témoin de l'Anthropologie A: Niebuhr

Le pasteur NIEBUHR en a excellemment traité dans la relation théologique qui accompagne la Déclaration du concile de LAMBETH en 1958. L'on ne pourra jamais semble-t-il, s'exprimer avec plus de clarté (i).

« Situé au carrefour de deux royaumes, l'homme, dit-il, ne peut pas se réduire à l'état de nature pure, c'est-à-dire détruire sa liberté innée qui le met au-dessus de simples processus de nature. Par ailleurs, il ne peut pas davantage utiliser cette liberté pour prendre sa totale indépendance par rapport à cette nature. Néanmoins, en raison de cette liberté spirituelle, il peut utiliser de façon créatrice ses forces naturelles. Il peut orienter et réorienter (direct and redirect) les vitalités de l'ordre naturel. Dans les limites d'un pouvoir f1ni (et non infini) sa liberté spirituelle l'autorise à briser les harmonies de La nature, à en transcender les formes naturelles, à en réviser les éléments naturels, en créant de nouveaux systèmes de cohésion et d'ordre ». Puis appliquant ce principe à la question de la maîtrise de la fécondité, le même auteur poursuit: « Le fait que l'homme, grâce à sa liberté, domine la nature, et donc a le droit d'interpréter la sexualité en termes de personnalité et de re1ation, comme aussi de l'employer à des fins, d'achèvement personnel et relationnel, entraîne la conclusion que la contraception est moralement justifiée en certaines circonstances. Ainsi l'homme peut légitimement étendre la portée de relations stériles, comme la nature en offre de fait l'occasion, par le moyen de procédés anticonceptionnels, autant néanmoins que l'exigent des nécessités d'ordre relationnel et social ».

« En d'autres termes, il faut que la contraception réponde toujours à un usage conscient de la liberté humaine au service d'intérêts, d'ordre personnaliste et communautaire (et non égoïstement individualistes). Les nécessités relationnelles des époux dans le mariage peuvent ainsi exiger que l'union conjugale soit rendue indépendante des cycles naturels de stéri1ité et de fécondité, encore que la liberté spirituelle d'homme ne permette à ce dernier que de modifier et d'ajuster, et non pas d'abolir les éléments naturels de la sexualité physique» (42).

 

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(41) The Lambeth Conference, SPCK and Seabury Press, 1958. D~ns un autre ouvrage le même auteur explique d'où à son avis provient la différence entre les deux anthropologies: la façon de comprendre la justice originelle, la faute et ses conséquences. The nature and destiny of Man, tome l, p. 281.

(42) L'on ne voit pas bien comment une telle affirmation n'introduit pas à une éthique de situation. Parlant de celle-ci dans une allocution aux Jeunesses Féminines Catholiques le 18 avril 1952, Pie XII déclarait: « La conscience ouverte d'aujourd'hui déciderait ainsi parce que de la hiérarchie des valeurs, elle tire ce principe que les valeurs de personnalité, étant les plus hautes, pourraient se servir des valeurs inférieures du corps : et des sens ou bien les écarter, selon que le suggère chaque situation. On a bien avec insistance prétendu que, justement d'après ce principe, en matière de droits des époux, il faudrait en cas de conflit, laisser à la conscience sérieuse et droite des conjoints, selon les exigences des situations concrètes, la faculté de rendre directement impossible la réal1sauon des valeurs biologiques au profit des valeurs de personnalités.» (Documentation Catholique, nO 1121, col. 592.) N 35019

 

Témoin de l'Anthropologie B: la pratique séculaire de l'Eglise

Quant à l’autre anthropologie B, elle a pour elle d'être l'anthropologie de fait sous-jacente à 1a continuité de 1a pratique séculaire de l'Eglise et à la continuité de son enseignement, continuité qui vient d'être a nouveau affirmée par le Concile (43). Que cette anthropologie se soit servie pour se justifier, au cours du temps, d'arguments fort différents 1es uns des autres, cela n'a qu'une importance secondaire (4.). L'essentiel réside en ceci qu'effectivement il ait toujours été exigé des époux, pour que leur conduite s'avère vraiment humaine et morale, qu'à la vérité spirituelle de leurs relations amoureuses, de personne à personne, s'adjoigne ou mieux s'intègre une activité sexuelle et génitale, de plein exercice, c'est-à-dire ni volontairement, ni directement tronquée, atrophiée ou déviée. « Le don total et mutuel des conjoints, est aussi un symbole du désir de fécondité généreuse disait un Père conciliaire, il ne peut être complet dans l'esprit s'Il ne 1’est aussi dans la Chair» (45).

L'Anthropologie B confirmée par sa logique interne a cette justification formée par la continuité de la pratique et de l'enseignement de l'Eglise, peut s'ajouter la justification par les résultats qu'enseignement et pratique de l'Eglise obtiennent. Il serait trop long de développer ce point et ce n'est d'ailleurs pas ici le lieu de le faire. Qu'il nous suffise de renvoyer à l'excellent témoignage du docteur RENDU, La régulation des naissances dans le cadre familial et chrétien (48). Il montre bien qu'en fin de compte, des couples qui ont compris le dessein de Dieu sur la rencontre humaine, et plus particulièrement sur la rencontre conjugale, n'ont pas de peine à voir les exigences divines de l'amour en Dieu se communiquer de haut en bas de Sa création, comme par voie de cascade, et par exemple investir successivement tous les niveaux d'être de la personne humaine. La Grâce d'adoption qui fait partager ici-bas déjà le mystère des divines Relations, en imprégnant l'amour humain de ce mouvement premier, confirme cet amour jusque dans sa structure relationnelle et dans les exigences d'altruisme créateur qui lui sont propres. A son tour, l'amour en imprégnant la sensibilité, l'affectivité, et jusqu'aux sensations de la sexualité du couple de ce même mouvement, communique à ces forces physico-psychiques, les mêmes excellences de réciprocité ouverte il la création de tiers. En fin de compte, toute cette « descente » de la Grâce, investissant successivement l'amour, la sensibilité et la sexualité de son mouvement, finit par échoir à ce niveau de la personne humaine qui intéresse les biologistes et les physiologues, pour l'assortir de facultés fonctionnelles appropriées à ce qu’il y a à dire, à faire, à jouer, pour vivre cette divine économie de l'amour gracie (47).

 

Défauts de formulation de l’Anthropologie B

 

Ce qui a pu souvent faire difficulté dans un passé récent, c'est une formulation qui paraissait demander aux niveaux inférieurs de l'être humain de normaliser les conduites relationnelles de l'amour (48), alors que la loi de récupérer une dont nous nous sommes sans cesse servi, l'ordre supérieur expliquant l’inférieur, affirme diamétralement le contraire. Mais sous cette mauvaise formulation il n'y avait pas que du faux, Nous nous ferons peut-être comprendre en empruntant une comparaison :

Lorsqu'on voulait jadis observer une éclipse de soleil et qu'on ne disposait pas de verres fumés, on vous conseillait de regarder dans un baquet rempli d'eau. Voir ainsi le soleil par réfraction ne brûlait pas les yeux et donnait, après tout, la meilleure connaissance possible de la réalité. Quelle absurdité c'eût été néanmoins de prétendre, que sous prétexte que l'on pouvait mieux saisir le phénomène dans l'image que dans sa vision directe. C’était l'image qui rendait compte du phénomène de conjonction lunaire et solaire, au point de lui imposer les lois mêmes de cette conjonction. Signes et causes ne sont pas à confondre, ils expriment des valeurs différentes. Mais pour n'être pas cause de facticité, le signe n'en est pas pour autant méprisable. Pour n'être pas de soi normatif, le critère n'en a pas pour autant moins d'importance. Ainsi des activités fonctionnelles génitales par rapport à l'amour: leur vérité physiologique et biologique n'est pas sans rapport avec l'amour, car cette vérité sera signe et critère de la vraie façon d'aimer. Cependant, c'est l'amour, en tant que phénomène spirituel, qui est absolument parlant, precontinue et la femme d'une ovogenèse cyclique, ce n'est pas parce que leur l'homme dispose de par sa constitution physiologique d'une spermatogenèse nier 1a vérité physiologique n'étant que sa réfraction. Ce n'est pas parce que l’étreinte s'exprime par conjonction, insémination et assimilation, que l'amour humain ne sera ce qu'il doit être qu'à la condition de se conformer à de telles structures et à de tels processus. C’est, au contraire parce que l'amour humain répond à une économie divine et mystérieuse, qu'un homme appelé à aimer une femme définitivement, indissolublement, et de façon créatrice, a été créé tel, c'est-à-dire disposant, comme aussi cette femme, des « montages » physio1ogiques et biologiques ci-dessus évoqués. C'est parce que l'amour répond à une économie divine transcendante, faisant écho à l'intimité Trinitaire de Dieu, que l'étreinte conjugale vraie s'exprime par les structures fonctionnelles décrites plus

haut (9).

 

Difficultés de l'Anthropologie A

Si l'on choisit donc l'anthropologie A plutôt que l'autre, ne s'arrête-t-on pas en route dans cet enchaînement des exigences de l'amour. Ne sacrifie-t-on pas des exigences de valeur qui demeurent, même si, en droit, elles sont les moins essentielles? Lorsque, selon l'anthropologie A fidèle à ses prémisses, «l'intention suffit» et la nature des moyens contraceptifs important peu, on s'apprête à intégrer dans l'amour, des activités fonctionnelles discordantes, jusqu'où ira-t-on dans cette voie? A quel critère devra-t-on recourir pour tracer une frontière déterminée entre interventions préservatrices et protectrices (contraceptives) considérées comme intégrables dans l'amour et celles qui n'apparaîtraient plus telles? De même à quel critère en appellera-t-on pour discerner des activité ludiques voluptueuses intégrables dans l'amour et celles qui ne le seraient pas? Et s'il n'y a pas de critère autre que la bonne intention, n'est-on pas conduit logiquement à penser qu'il n'y a rien qui ne soit a priori contre-indiqué? Des conduites réellement aberrantes ne pourraient-elles pas prendre dès lors un sens conjugal amoureux? Si l'intelligibilité des actes ne trouve plus de signes indicatifs et contre~indicatifs dans les lois de la biologie et de la physiologie, comment aidera-t-on la liberté spirituelle à se définir ce qu'elle peut se permettre selon la formule de NIEBUHR « de modifier et d'ajuster et non pas d'abolir en fait d'éléments naturels de la sexualité physique» ?  

Pour conclure, l'anthropologie A nous paraît assez semblable ,au navire sans boussole qui, sans doute par les nuits étoilées peut encore tracer sa route, mais qui, livré à l'opacité des nuits de tempête et de brouillard risque de se fourvoyer.

Si cette remarque est déjà d'importance pour les couples individuels, elle nous paraît valoir encore plus pour les collectivités. Un couple de bonne foi et non averti, peut ne pas trop souffrir - encore n'est-ce pas toujours sûr - de manquer de boussole pour se conduire. Une civilisation certainement pas (51). Mais ceci nous conduirait trop loin, Nous pensons en avoir dit assez pour stimuler la réflexion et la poursuite du dialogue entre ces deux anthropologies.

 

 

 

(43) Voir notre article Régulation des naissances et Vatican II. Razon y Fe - avril 1966.

(44) E. SCHILLEBEECKX o. p. Les conceptions changeantes des chrétiens concernant le mariage, dans Doc. (Documentation hollandaise du Concile) L'auteur montre que la moralité du mariage a surtout été envisagée par l'époque patristique au p9int de vue de la dignité humaine qui doit toujours être sauvegardée. Le Moyen-Age grâce A Albert le Grand et A 8t Thomas, intériorise davantage la norme de la moralité. Celle-ci n'est plus considérée A partir du « remedium concupiscenciae » comme aux siècles précédents mais à partir des dimensions animal-générique et humano-spécifique du mariage. L'anthropologie existentielle des modernes, voudrait encore intérioriser davantage cette ~orme : « La perfection humaine n'est donc pas préétablie par une nature ou prédéterminée dans une nature; être homme c'est une entreprise culturelle ou morale. C'est pour- quoi l'historicité entre dans l'essence même de l'homme qui s'essentialise dans le temps. Evidemment il y a une « essence» à la source de l'autodétermination humaine, mais cette essence n'est pas une « nature» dans le sens chosiste du mot, mais précisément le pouvoir, la capacité de se donner à soi-même librement sa détermination à la lumière des valeurs morales… C'est-à-dire que l'homme est un projet thématisé ou programmé ». En écrivant ces derniers mots l'auteur se sépare fondamentalement des formes extrémistes de l'existentialisme. En impliquant thématisation ou programmation, il y a de nouveau exigence de critères objectifs.

(45) Cardinal COLOMBO. Intervention au Concile le 29 septembre 1965. Documentation Catholique, 1 novembre 1965, c. 1892. « A prendre au sérieux le concept de « personne » ... cela signifie que la prise en charge, par la personne, de sa propre sexualité, doit se réaliser en respectant par principe les structures ontologiques et biologiques, et non pas en leur faisant violence, puisqu'elles font essentiellement partie du tout de la personne. La finalité assignée à l'amour conjugal consiste dans l'union intégrale; dans cette intégralité, la correspondance avec le concept de personne, élaboré plus haut, l'esprit s'y trouve compris aussi bien que le corps; cette finalité est la norme obligatoire pour chaque union conjugale concrète». Klaus DEMMER m. s. c. et Eheliche HINGABE und ZEUGUNG, dans Scholastik XXXIX, 1964, pp. 528-551. - « On n'a pas à sacrifier la nature au profit de la personne, ou la personne au profit de la nature. Le bien de la personne consiste à tendre librement à sa fin dans la nature qui la spécifie... Comme dynamisme, le sexe en acte tout en concourant à la perfection de la personne, obéit à une orientation que la nature lui a imprimée.» R. p. d'ANJOU, Relations (MONTREAL) juillet 1963, p. 200. N° 35020 (48) Nouvelle Revue Théologique, juin 1965, pp. 606-631.

(47) Voir Edouard HAMEL s. j, Loi naturelle et Loi du Christ, dans Science ecclésiastique (MONTREAL) janvier 1958, pp. 52-53, 56-58,

Kahal B. DALY, Naturallaw morality today. Ed, Burns & Oates, Londres, 1965, pp, 20-21, i (48). D'où le danger fréquent du moralisme: «L'essence du moralisme est de sortir la moralité du cœur: le bien et le mam sont objectivés dans des comportements extérieurs déclarés bons ou mauvais selon qu’ils sont permis ou défendus. La loi morale est une règle qui énonce les comportements qu'il faut adopter pour prétendre à la justice! On  fera effort pour «moraliser» l'agir extérieur: on voudrait «avoir» des comportements adéquats à la règle qui atteste la justice de l'homme, On ne met pas en question le cœur, les orientations profondes de l'être, on voudrait rester tel que l'on est »

Pierre MONTAIGNE, La régulation des naissances, le point de vue moral, dans Etudes de sexologie, Ed, Bloud et Gay, p. 418. - R.P. Michel ROY SO j, Perspectives doctrinales sur l'aide aux couples en difficultés, Fiches documentaires du C,L.E.R., no 27-28, janvier-mars 1965, (Supplément: Le malentendu de la morale,) N° 35021

(49) «Si la personne est détachée de son lien avec la nature, elle est comprise en un sens uniquement spiritualiste. C'est plutôt en supposant ce lien, cette tension, dans le respect de la structure biologique de l'être qu'on arrive à intégrer la sexualité dans la totalité de la personne; au cas contraire la personne se prive de la possibilité d'une vraie maturation, Le respect par principe de la structure biologique de l'être n'aboutit nullement à un appauvrissement de l'élément personnel. En disant cela, nous ne méconnaissons pourtant pas les difficultés réelles qu'il y a à vivre sa vie conjugale dans le concret,» K. DEMMER op.. cit, - « Comment penser que l'homme affirmerait vraiment sa transcendance en dévitalisant à son gré les structures de sa propre origine? Ce qui le confirmerait en cette prétendue domination de lui-même, ce serait son refus de dépendre de Dieu et non pas son devoir de régner sur le monde... En respectant les sources de la vie, où les conduit l'amour, l'homme et la femme attestent leur identité de créatures dans l'acte même qui peut les faire procréateurs. La loi reconnue est ici la condition de leur vérité spirituelle conquise ou plutôt retrouvée ». G, MARTELET Morale conjugale et vie chrétienne, op, cit. p

(5°) Nous avons développé cette idée dans notre ouvrage Limitation des naissances au ch. VII, La civilisation de la contraception. Ces pages ont été amicalement critiquées par Frank LORlMER dans Cross Currents, Winter, 1963, pp. 107-112. Tout en acceptant le bien-fondé de certaines remarques, nous sommes obligé de maintenir l'essentiel.