Paris, le 31 janvier 2010

 

 

La prophétie d’Humanae vitae et la vérité de l'amour sponsal pour une procréation responsable

 

Livio Melina

 

 

 

Plus de 40 ans après sa publication, apparaît clairement le caractère prophétique de l'encyclique Humanae vitae du pape Paul VI, qui encore aujourd'hui dans l'Eglise et dans l'opinion publique est "signe de contradiction". Pour en saisir la portée historique et l'actualité nous devons nous demander ce qui est vraiment en jeu dans son enseignement. A l'époque de sa publication, la plupart des commentateurs pensèrent qu'il s'agissait seulement d'une question de morale conjugale, très délicate pour la vie de nombreux époux chrétiens, ou encore d'un problème de morale sociale lié au contrôle de la natalité face au fantasme d'une surpopulation. On percevait par ailleurs qu'à la thématique de l'encyclique montinienne était sous-tendue une question ecclésiologique, relative à l'interprétation de cet "aggiornamento" avec lequel était alors identifiée la signification du Concile Vatican II à peine clos: était-ce enfin possible de rompre avec une tradition normative, qui -selon certains- semblait refléter une sous-évaluation millénaire de la sexualité en milieu chrétien? Je dirai tout de suite ma thèse: Humanae vitae s'est révélée une prophétie de cette vérité de l'amour, qui est si essentielle pour la vie des hommes et des femmes.

 

 

1.      Analphabétisme affectif, pansexualisme et urgence éducative

 

Quand nous parlons de prophétie, nous sommes habitués à penser spontanément surtout à une capacité de prévision de l'avenir: or ce n'est qu'un aspect de ce qui constitue la prophétie dans l'Ecriture Sainte. Est prophète celui qui, parlant au nom de Dieu, donne en premier lieu un jugement sur la situation que l'on vit, et qui, invitant à la conversion, ouvre précisément par là la voie à l'avenir. Avant d'entrer dans le sujet d'Humanae vitae je voudrais décrire rapidement quelques traits de la situation que nous vivons, et je voudrais le faire à la lumière de la préoccupation récemment exprimée aussi par Benoît XVI: l’"urgence éducative". L'éducation à l'amour se montre stratégiquement cruciale pour la question anthropologique, surtout en référence à ce que l'on peut définir comme l'apprentissage de sa grammaire et de sa syntaxe.

 

On a en effet signalé le phénomène d’un "analphabétisme affectif" croissant, répandu parmi les nouvelles générations[1]. Une enquête récente effectuée dans au moins 90 écoles de la région de Southampton, en Angleterre, parmi une population d'élèves appartenant aux classes moyenne et basse, dont 40% vivent dans des familles composées d'un seul parent, a montré que ces jeunes connaissent au maximum un dizaine de mots relatifs aux émotions et à l'affectivité: ce sont des paroles insuffisamment différenciées, généralement vulgaires, qui ne permettent pas de subtilités quand il s'agit de définir son état d'âme ou de comprendre celui d'autrui. Le phénomène est alarmant: l'incapacité de rentrer en contact avec le monde de ses émotions implique une incapacité de communiquer et d'établir des relations adéquates avec les autres.

 

Nous pourrions dire que ce nouveau type d'analphabétisme, relevé par des sociologues et des psychologues, signifie une incapacité de lire et d'écrire. Incapacité de lire ses émotions et ses sentiments, qui fait qu'ils sont refoulés ou qu'ils explosent de façon incontrôlée; incapacité d'interpréter son monde intérieur et de lui donner un sens à l'intérieur d'un cadre général de signification. Incapacité d'écrire dans la trame de son existence et de l'histoire ce que l'on ressent dans son intimité, qui reste donc inexprimé ou mal exprimé, incompréhensible et irréalisable. La solitude du contexte vital, le manque de points de repères autorisés, de maîtres, d'histoires racontées, de communautés vécues, empêche l'interprétation des émotions et des affections, la reconnaissance d'un sens qui les qualifie et les oriente. Sans vocabulaire, sans grammaire, sans maîtres on n'apprend pas à lire et à écrire. Tel est le problème décisif pour la formation de la personne: la nécessité d'un cadre de référence interprétatif du vécu émotif et affectif, qui puisse constituer un contexte de sens capable d'intégrer l'expérience, de la rendre compréhensible et constructive.

 

     Pour comprendre les dimensions du défi actuel, il faut considérer que nous nous trouvons non seulement face à une absence d'éducation, mais aussi face à une stratégie subversive qui tend à modifier la culture à travers une manipulation du langage. L'urgence en matière d’éducation consistera à aider les jeunes à retrouver les significations constitutives du langage du corps et de l'amour, en montrant leur correspondance avec le "cœur" de l'homme, c'est-à-dire avec cet ensemble d'évidences et d'exigences originelles qui constituent l'expérience élémentaire[2]. C'est seulement ainsi qu'on peut éviter la déformation des consciences et favoriser la croissance d'une vraie liberté personnelle.

 

     On assiste aujourd'hui, d'autre part, à un paradoxe: alors que toute la société est envahie par ce qui a été appelé un "pansexualisme" envahissant, il arrive trop souvent que ce soit seulement dans la vie pastorale de l'Eglise qu'on ait des difficultés à parler de la sexualité, de sorte que les fidèles sont laissés sans mot d'orientation, sans annonce, sans conseil. Il y a comme une timidité qui porte au silence ou à un renvoi équivoque au jugement de la conscience individuelle. Un complexe de culpabilité pèse à cause d'un passé récent dans lequel on en parlait trop ou peut-être plutôt dans des termes unilatéralement négatifs. Ce qui provoque une autocensure très répandue et un renvoi ambigu à la conscience individuelle. Le poids du puritanisme influe certainement, un courant de matrice protestante, mais avec des influences considérables aussi sur le catholicisme, qui du XVIIe au XIXe siècle a conditionné le christianisme européen et nord-américain. Son esprit fondamental peut être exprimé par une série d'équations, qui proposent tout d'abord une identification entre Dieu et la morale, puis entre la morale et les prohibitions normatives, et enfin entre ces normes morales prohibitives et la répression sexuelle. Il en résulte cette identification entre religion et répression sexuelle qui domine encore l'imaginaire public et qui est exploitée par les média à chaque fois qu'on veut dénigrer la prédication de l'Eglise et la contraindre au silence.

 

Il est donc de la plus grande urgence de dépasser cette autocensure et ce complexe de culpabilité: on ne peut le faire qu'en retrouvant une pleine conscience de la parole grande et pleine de beauté que l'Eglise reçoit de la Révélation sur l'amour humain et sur la sexualité. Humanae vitae a été une prophétie justement parce qu'elle a anticipé un jugement clair sur cette situation, et qu’en témoignant d'une vérité sur l'amour humain, elle a ouvert la voie à l'avenir.

 

         Dans cette intervention je voudrais retracer le parcours pastoral et doctrinal du Magistère pontifical pendant ces 40 ans, qui s’est développé dans la confrontation serrée avec un environnement culturel marqué par des transformations radicales des mœurs et de la mentalité. C'est l'itinéraire qui va de la prophétie d'Humanae vitae du pape Paul VI à la méditation théologique sur l'agape de Deus caritas est, en passant par la théologie du corps proposée par Jean-Paul II. De cette façon, le panorama complet de cette théologie de l'amour, dans lequel s'insère aussi l'engagement d’éduquer à une sexualité vraiment mûre et à une paternité et une maternité responsables, deviendra clair.

 

 

2.      La prophétie d'Humanae vitae

 

Le cœur de l'enseignement d'Humanae vitae, comme on l’a montré de façon autorisée, doit être recherché au paragraphe 12, où est affirmé «le lien indissoluble (indissolubilis nexus), que Dieu a voulu et que l'homme ne peut rompre de son initiative, entre les deux significations de l'acte conjugal: union et procréation»[3]. Comme il ressort de cette formulation, mais aussi du contexte du paragraphe, le fondement doctrinal de la norme éthique est saisi au niveau de la valeur personnaliste de l'acte conjugal et non du respect de la simple physiologie: il concerne en effet ce sens de « mutuel et véritable amour » et son « ordination à la très haute vocation de l'homme à la paternité », qui a été inscrit dans l'être même de l'homme et de la femme par le Créateur. Ce principe a un caractère si « profondément raisonnable et humain » que le pape Paul VI est confiant dans le fait que les hommes de notre temps sont particulièrement en mesure de le comprendre.

 

L’encyclique montinienne se veut donc une revendication de la dignité personnaliste de la sexualité conjugale et de la procréation humaine, qui ne peuvent garder leur entière signification d'amour qu'en respectant la connexion intime entre l’union des corps dans la chair et l'ouverture à la transmission de la vie. En effet quand elle est intentionnellement séparée de la procréation, la sexualité humaine perd aussi sa signification de don intégral de soi et d'accueil total de l'autre personne: la contraception inocule dans l'acte corporel de la donation réciproque entre homme et femme le venin d'un mensonge, qui le falsifie intimement, en en faisant un don de soi sans don total de soi, un accueil sans accueil véritable. On peut dire avec vérité qu'un acte contraceptif n'est plus un acte conjugal: dans sa structure intentionnelle objective il ne diffère pas de formes d'activité sexuelle destinées à atteindre seulement une satisfaction hédoniste individuelle et incapable de construire une vraie communion personnelle.

 

D'autre part, une procréation qui ne dérive pas d'un acte sexuel conjugal prend l'aspect d'une activité technico-productive, régulée par la logique de l'efficacité des moyens par rapport aux résultats voulus, dans laquelle n'est donc plus respectée la dignité personnelle de l’enfant. Ce dernier n'est plus accueilli comme un don venant d'un don, mais est plutôt programmé et produit comme un objet, sur lequel on peut toujours exercer le pouvoir d'une vérification de sa correspondance par rapport au projet initial. On peut donc affirmer que la doctrine d'Humanae vitae est une défense de la sexualité comme expression vraie de l’amour sponsal et personnel, et qu'elle est en même temps la défense de la dimension personnaliste de la procréation humaine.

 

C'est ici que se place la différence éthique et anthropologique du recours à l'abstinence périodique pour réguler la natalité à l'aide des méthodes naturelles. L'objet du jugement moral n'est pas les "méthodes naturelles" mais ces choix d'abstinence (et ces actes d'exercice) de la sexualité, effectués quand il existe de sérieux motifs évalués avec un discernement responsable par les époux pour éviter une nouvelle grossesse. L'abstinence des rapports sexuels pendant la période féconde de la femme est un comportement qui ne nie pas la dynamique unitive de la relation conjugale: elle aussi exprime la sponsalité, mais dans la forme permise par la responsabilité procréative. C'est un acte d'actuation personnelle et corporelle de l'amour, bien que ne passant pas par l’union physique. D'autres possibilités d'expression de l'union peuvent et doivent être trouvées par les époux. D'autre part, l'exercice de la sexualité pendant les périodes infertiles de la femme ne nie pas la signification procréative des actes sexuels conjugaux, qui sont respectés dans leur dignité et dans leur ouverture intentionnelle, même s'ils ne possèdent pas une fonction biologique procréatrice. Autant dans le cas de l'abstinence que dans celui de l'exercice de la sexualité, il s'agit donc d'actes pleinement conformes à la vertu de chasteté conjugale et qui expriment l'amour sponsal.

 

Il est intéressant de noter que l'enseignement d'Humanae vitae se place précisément à l'aube de ce vaste et complexe phénomène culturel qui se développe sous le nom de "révolution sexuelle" et qui a conduit au climat actuel d'érotisme diffus. La révolution sexuelle[4] est la tentative programmatique de séparer l'exercice de la sexualité de l'institution du mariage et de la perspective de la paternité et de la maternité. La diffusion massive de la contraception rend possible la revendication d'une sexualité libre de liens institutionnels ou même seulement stables. Séparé des liens naturels et traditionnels, à l'intérieur desquels il trouvait son contexte de signification, l'exercice de la sexualité finit par avoir comme unique point de repère et critère de vérification la "libido", l'assouvissement du désir de chacun.

 

Ainsi, comme ultime résultat de cette dérive, la sexualité est aussi séparée de la différence sexuelle entre l’homme et la femme: le sexe naturel ne doit pas non plus être un lien et une référence, du moment que le "genre" est entendu comme une construction culturelle et donc aussi comme l'objet d'un choix individuel. La sexualité "ductile", libre de tout lien avec la procréation, devient individualiste: dans la société démocratique se vérifie un élan vers une époque de transformation de l'intimité[5].

 

         Loin de produire une authentique libération, la révolution sexuelle semble avoir provoqué plutôt une obsession sexuelle de masse. Il s'agit d'une proposition culturelle qui réduit la sexualité à la génitalité et qui la considère donc comme un simple objet de consommation, dont la jouissance de la part de l'individu est en soi normale et bonne. C'est donc une tentative de sécularisation radicale de la sexualité, qui dépouillée de tout contenu de mystère et de transcendance perd son aspiration la plus intime -construire une communion de personnes- et devient simplement une occasion de plaisir[6]. Mais la recherche du plaisir comme fin en soi prive la sexualité de la promesse la plus secrète qui l'anime et qui la rend si fascinante.

 

         Le caractère prophétique d'Humanae vitae consiste précisément à avoir saisi le point crucial d'un phénomène de transformation des mœurs sociales de portée historique. Allant à contre-courant de la mentalité dominante, l'encyclique de Paul VI a affirmé le principe d'une sexualité qui est vraiment l'expression de l'amour, comme don personnel, intégral, ouvert à la vie et capable de construire une communion authentique. Comme je chercherai à le montrer maintenant, le Magistère postérieur de l'Eglise, avec Jean-Paul II et Benoît XVI, a développé les potentialités de cette prophétie, en les étayant dans une théologie de l’amour toujours plus riche et articulée.

 

 

3.      L’analogie de l'amour chez Jean-Paul II: la question anthropologique

 

On a observé à juste titre que Jean-Paul II, dans son abondant magistère sur ce thème, mais particulièrement dans le cycle des catéchèses du mercredi des premières années de son pontificat, a établi une connexion intime entre question matrimoniale et question anthropologique[7]. En d'autres termes: quand il s'agit de l'amour conjugal, c'est l'homme et la vérité d'une conception anthropologique qui sont en jeu.

 

Cette thèse, développée justement en référence à Humanae vitae, est fondée au moyen de l'élaboration d'une véritable "théologie du corps", qui pour la première fois expose de façon organique la vision de la corporéité humaine jaillissant de la Révélation, interprétée à la lumière des expériences humaines originelles. Le corps humain, marqué par la différence sexuelle, est "sacrement de la personne": signe visible de la réalité invisible qui nous constitue comme sujets uniques et non répétables[8]. Loin de se réduire à la dimension physiologique saisie par les sciences empiriques, le corps humain est pénétré de subjectivité. C'est dans le corps que l'homme découvre son irréductible différence d'avec les autres êtres vivants, et qu'il expérimente donc dans le monde visible sa solitude originelle et en même temps son appel à la communion dans la rencontre avec le corps personnel de la femme. C'est justement ainsi que se révèle en effet la possibilité d'une expérience singulière d'intimité et la possibilité d'une réciprocité unique: le corps manifeste sa signification nuptiale.

 

C'est pourquoi les gestes du corps doivent être entendus comme des signes d'un langage, qui est appelé à exprimer et à réaliser la communion d'amour des personnes, dans laquelle nature et personne s'entremêlent de façon indissoluble[9]. Pour comprendre la signification du langage du corps, il faut avant tout le placer dans le cadre de la communication entre sujets.

 

On trouve ici impliqués deux niveaux de signification: l'un pérenne et l'autre unique et non répétable. Le premier concerne le "sens objectif" dont le corps n'est pas lui-même l'auteur, celui qui a été "articulé par la parole du Dieu vivant"[10]; le second, de caractère "subjectif", est celui dont l'homme lui-même est l'auteur, par la relecture nécessaire et continue de la vérité originelle. Le pape observe que dans cette relecture se produit en réalité l'introduction de "quelque chose de plus": l'homme devient avec Dieu "co-auteur" dans le langage du corps, assumant les significations originelles propres à la création et y consentant.

 

Apparaît ainsi en pleine lumière la signification positive de la sexualité humaine et de la dignité de l'homme, qui est sujet d'amour précisément dans l'unité d'âme et de corps qui le constitue[11]. En ce sens, si la signification du corps est l'appel au don de soi et à l'accueil de l'autre, la condition de la pleine réalisation de cette vocation est la possession de soi, qui se réalise par l'acquisition des vertus, en particulier de la vertu de chasteté. Celle-ci doit être entendue non comme la répression des passions et de l'affectivité, mais plutôt comme la vertu de l'amour vrai: la force intérieure qui permet aux pulsions et aux émotions de s'exprimer dans le plein respect de la dignité personnelle de l'autre personne, réalisant ainsi une authentique communion des personnes dans l'acte d'amour conjugal.

 

Il ressort ainsi que c'est justement dans leur limite et parce qu’elles supposent une maturation personnelle que les "méthodes naturelles" prennent une valeur morale indirecte. Elles ne remplacent pas la personne et les personnes des époux dans leur agir. Elles ne manipulent pas artificiellement les significations de l'acte conjugal, mais en respectent la valeur personnaliste. Exigeant et encourageant la formation de dispositions personnelles nécessaires, elles se mettent au service de l'amour.

Dans l'une de ses catéchèses sur l'amour humain, Jean-Paul II l'avait affirmé:

 

            La connaissance des rythmes de fécondité –même si elle est indispensable – ne crée pas encore cette liberté intérieure du don, qui est de nature explicitement spirituelle, et dépend du degré de maturité intérieure de l’homme. Cette liberté suppose la faculté de diriger les réactions sensuelles et émotives de l’homme de telle manière qu’elle rend possible la donation de soi à l’autre « ego » sur la base de la mûre possession de son propre « ego », dans sa subjectivité corporelle et émotive[12].

 

La nouveauté de ce langage et de cette approche du thème de la sexualité provoqua une grande rumeur dans l'opinion publique. Il s'agissait en effet d'un dépassement radical de cette équivoque puritain qui, comme on l'a déjà dit, avait pendant des siècles emprisonné la morale sexuelle catholique dans une interprétation fausse et réductrice.

 

On comprend donc l'accusation de Nietzsche contre le christianisme, que le pape Benoît XVI a évoquée dans son encyclique inaugurale: le christianisme aurait donné du venin à boire à l'éros, rendant ainsi amère la plus belle chose de la vie[13]. Eh bien: les catéchèses de Jean-Paul II ont déconcerté les préjugés et les accusations et ont ouvert la voie à une redécouverte de la valeur du corps dans le christianisme. Comme on l'a observé: « avec Jean-Paul II il est devenu tout-à-coup beau d'être chrétien », précisément parce qu'on pouvait en voir la convenance et la correspondance avec ce que les hommes et les femmes désirent le plus dans l'intimité de leur cœur.

 

Cependant on dépassait aussi, en même temps, l'équivoque spiritualiste qui avait connoté le personnalisme et suggéré des approches divergentes d'Humanae vitae[14]. Dans celui-ci en effet, la valorisation de la relation interpersonnelle d'amour, entendu comme "fin première" de l'acte conjugal, avait conduit à une réduction de la "finalité de procréation", la réduisant à une vision biologiste. En réalité, la perspective de la théologie du corps de Jean-Paul II, tandis qu'elle montre clairement la dignité personnelle de l'acte conjugal, sait reconnaître dans l'ouverture à la fécondité une signification intrinsèque de la donation personnelle elle-même, qui ne peut être volontairement exclue sans qu’on en mine la valeur intègre. L'unité intime indissoluble des trois facteurs qui constituent ce qui a été appelé "mystère nuptial" se révèle ici: la différence sexuelle, l'unité dans la chair et la fécondité[15]. Ils indiquent la grammaire fondamentale de l'amour, à partir de laquelle les hommes et les femmes peuvent composer, sans faire d’erreurs, le poème unique et très original de leurs histoires d'amour, dans la vie de couple et de famille.

 

Le terme de "mystère" suggère une ouverture ultime de l'expérience de l'amour humain. Celui-ci en effet n'indique pas ce qui reste obscur et inconnaissable à la raison, mais plutôt ce qui se révèle de ce qui en soi dépasse les possibilités de compréhension de la raison : donc une révélation dans la modalité du signe. Dans quel sens l'expérience de l'amour humain est-elle donc une médiation pour une référence analogique à Dieu, de quelle façon est-elle un chemin pour une connaissance de Dieu Créateur?

 

Si nous considérons l’acte d’amour, nous trouvons toujours dans celui-ci la référence à une personne qui aime et à une autre qui est aimée, et qui constitue, dans son ordre, un point de repère ultime insurpassable : la personne est aimée pour elle-même. Et cependant le dynamisme de l’amour adressé à la personne est lui-même englobé dans une causalité antérieure qui le dépasse[16]. Il s’agit de l’acte d’amour originel, qui enveloppe toute la création et la connote d’une bonté radicale, pour laquelle la création vaut la peine d’être aimée. Ce qui conduit à reconnaître que l’amour humain est précédé d’un amour créateur originel, qui se manifeste en lui et le rend possible.

 

 

4.                La voie de la charité chez Benoît XVI : la question théologique

 

C’est précisément de là que part l’enseignement du pape Benoît XVI pour développer une théologie approfondie de l’amour, à laquelle il consacre l’encyclique inaugurale de son pontificat. L’amour constitue en effet le centre même de l’annonce chrétienne : « Dieu est amour ». Il ne s’agit pas d’une idée philosophique, mais de l’adhésion de foi à un évènement historique : « Nous avons cru à l’amour de Dieu » (I Jn 4, 16). Ce qui caractérise cette étape ultérieure du magistère est la mise en relief du lien étroit entre la question de l’amour et la question théologique.

 

Le Pape suit une indication de saint Augustin, plus que jamais actuelle aujourd’hui. Le grand Père de l’Eglise, comme poursuivant et commentant le psaume 41 et son inquiétante question: « Ils me disent tout le jour : où est ton Dieu ? », offre un chemin de réponse : « En vérité, tu vois la Trinité, si tu vois la charité »[17]. La visibilité du mystère intime de Dieu un et trine est rendue possible par la vie de charité, qui s’actualise dans l’Eglise. Ainsi, dans un monde comme le nôtre où se diffuse de façon dramatique une cécité spirituelle face à la création et une cécité intellectuelle face aux autres preuves de l’existence de Dieu, la question d’un amour authentique, animé par la charité infusée par l’Esprit Saint, acquiert la valeur de témoignage de Dieu.

 

L’action humaine, qui en accueillant l’Esprit divin donne naissance à la charité vécue parmi les hommes, représente un témoignage unique de la gloire de Dieu, une vraie épiphanie de sa gloire parmi les hommes[18]. En particulier, le mariage et la famille chrétienne acquièrent une signification sacramentelle permanente pour le monde : c’est justement en réalisant une communion authentique des personnes dans la charité qu’ils sont appelés à rendre témoignage de la présence salvifique de Dieu parmi les hommes.

 

Cela implique que la transparence de l’archétype soit la condition nécessaire pour pouvoir accéder à la connaissance de l’amour originel. L’image divine en l’homme s’actualise précisément quand celui-ci, dans l’amour, exprime la communion des personnes, unies dans le don fécond d’elles-mêmes. L’analogie de l’amour (ανά λόγος: discours de bas en haut) signifie la ressemblance dans la dissemblance toujours plus grande : l’amour humain permet l’accès à l’amour divin qui le précède et qui s’offre à lui comme lumière et force pour se réaliser selon la vérité.

 

En même temps, c’est la catalogie (κατά λόγος : discours du haut vers le bas) de la révélation de l’amour trinitaire dans le Christ qui révèle à l’homme la signification ultime de l’amour humain lui-même : dans la symbolique de l’amour du Christ Epoux pour l’Eglise son Epouse, apparaît clairement la valeur de l’amour conjugal comme sacrement. Nous retrouvons ici une seconde affirmation clé de l’encyclique du pape Ratzinger : « À l’image du Dieu du monothéisme, correspond le mariage monogamique »[19]. La révélation de Dieu dans l’histoire d’Israël, qui culmine en Jésus-Christ, Fils de Dieu, manifeste la dimension définitive de l’amour et en même temps ouvre la possibilité à l’homme de réaliser le projet originel de Dieu. « la façon dont Dieu aime devient la mesure de l’amour humain »[20]. La vérité anthropologique de l’amour conjugal, qui dans sa structure originelle est constituée de la triple dimension de différence sexuelle, don de soi et procréation, est icône créée de l’amour divin trinitaire[21].

 

Se resserre ainsi davantage dans l’unité intérieure de l’évènement chrétien la périchorèse entre acte de foi dans la révélation divine et pratique de l’amour, et même spécifiquement de l’amour conjugal dans sa vérité. L’amour humain entre un homme et une femme a une vérité propre, un langage propre, une grammaire propre, fondée en dernier lieu sur le projet originel de Dieu, institué dans la création et définitivement révélé en Jésus-Christ. Le respect de l’unité indissoluble entre signification unitive et signification procréative de l’acte conjugal fait partie de la grammaire de l’amour, c'est-à-dire de ce système de règles qui permettent la communication authentique entre les personnes. « Je crains que tant que nous croirons à la grammaire, nous continuerons à croire en Dieu » avait affirmé Friedrich Nietzsche[22]. La vérité est le contexte inéludable qui embrasse intentionnellement tous nos discours, même ceux qui cherchent à la nier, et elle est en dernier lieu fondée sur Dieu. Même la grammaire de l’amour a sa source en Dieu créateur et rédempteur : la nier signifie obscurcir son visage.

 

 

Conclusion

 

«Le christianisme n’est pas une œuvre de persuasion mais de grandeur »[23] : c’est par cette belle citation de saint Ignace d’Antioche que le pape Benoît XVI indiquait devant les évêques de Suisse le point clé dans lequel réside pour lui le défi formidable de la nouvelle évangélisation. La difficulté majeure que nous rencontrons dans l’œuvre d’éducation n’est pas tant de ne pas nous faire comprendre que plutôt de perdre la grandeur initiale que le christianisme proposa avec étonnement. Celui-ci peut alors apparaître seulement comme une série fastidieuse de règles et non comme la vocation à réaliser un poème d’amour.

 

Qu’est-ce qui est en jeu, au final, avec Humanae vitae? Telle était la question d’où nous sommes partis. Le rapide parcours du développement de la pensée théologique lié au Magistère de Jean-Paul II et de Benoît XVI a montré que ce qui est en jeu n’est pas une simple norme de morale sexuelle, qui pourrait être presque éludée ou facilement changée à l’avenir. Il est apparu évident qu’à la question de la sexualité matrimoniale étaient liées la question anthropologique et celle théologique, justement parce que toutes ces thématiques sont liées à l’amour. Encore une fois s’est manifestée l’unité organique intérieure de la vérité catholique, dans laquelle le tout est toujours impliqué dans le fragment, duquel il tire sa signification et auquel il contribue essentiellement. C’est pourquoi il n’est jamais possible de séparer la vérité sur Dieu de celle sur l’homme, la foi à croire de la pratique à réaliser dans la vie quotidienne.

 

La rupture du rapport intime entre sexualité et ouverture à la procréation est l’expression d’un processus de sécularisation radicale de l’amour humain, qui est progressivement ramené à la dimension utilitariste et individualiste d’une recherche du plaisir pour lui-même. Une recherche qui, par cette approche, expérimente de plus en plus une frustration du désir et même un appauvrissement du plaisir. La défense de l’amour comme « mystère » est donc en même temps une défense de Dieu et une défense de l’homme. En dernier lieu c’est aussi une défense du désir et même du plaisir.

 

C’est pourquoi la prédication intégrale de la vérité sur l’amour humain enseignée par Humanae vitae fait partie intégrante de l’évangélisation et de l’engagement pour construire une civilisation authentique de l’amour et une culture de la famille[24]. L’Eglise, quand elle enseigne ces vérités, ne le fait pas parce qu’elle est obsédée par les thématiques sexuelles, et si elle va à contre-courant, ce n’est pas pour réprimer, mais plutôt pour collaborer à la joie authentique des hommes et des femmes, en leur indiquant le chemin de l’amour.

 

 

 



[1] Cf. A. Oliveiro, “Le nostre emozioni alla ricerca di un alfabeto”, dans Avvenire, 1 mars 2001.

[2] Cf. L. Giussani, Il rischio educativo, Rizzoli, Milan 2005, 15-21.

[3]Paul VI, Encyclique Humanae vitae, 12. Parmi les nombreux commentaires théologiques qui l’affirment, particulièrement autorisé, en tant que provenant du conseiller théologique personnel de Paul VI, qui eut un rôle important dans la préparation du document, est celui de C. Colombo, L’insegnamento fondamentale di Humanae vitae, Milan 1989, 411-412.

[4] Le point de repère théologique est l’œuvre de W. Reich, La rivoluzione sessuale, Feltrinelli, Milan 1963 (orig. allemande: 1936); pour une description du phénomène, cf. F. Giardini, La rivoluzione sessuale, Edizioni Paoline, Rome 1974.

[5] Cf. A. Giddens, La trasformazione dell’intimità. Sessualità, amore ed erotismo nelle società moderne, Il Mulino, Bologna 2005 (orig. anglaise: 1992)

[6] Cf. J. Noriega, Il destino dell’eros. Prospettive di morale sessuale, EDB, Bologne 2006.

[7] L’affirmation est de C. Caffarra, Prefazione, dans Jean-Paul II, Familia via Ecclesiae. Il Magistero di Papa Wojtyla sul matrimonio e la famiglia, sous la dir. de G. Grandis, Cantagalli, Siena 2006, 7-16. Les catéchèses du mercredi sont réunies dans : Jean-Paul II, Homme et femme Il les créa. Une spiritualité du corps, Les éditions du Cerf, Paris 2005. Il faut signaler pour sa rigueur critique et pour son introduction la récente édition anglaise: Man and Woman He Created Them. A Theology of the Body. Translation, Introduction, and Index by Michael Waldstein, Pauline, Boston 2006.

[8]Jean-Paul II, Homme et femme, cit., 103-106 (catéchèse du 20 février 1980); 480-481 (catéchèse du 21 juillet 1982); à ce sujet, cf. J. Merecki, “Il corpo, sacramento della persona”, dans L. Melina – S. Grygiel (a cura di), ”Amare l’amore umano” L’eredità di Giovanni Paolo II sul Matrimonio e la Famiglia, Cantagalli, Siena 2007, pp. 173-185.

[9] Jean-Paul II, Homme et femme, cit., 567-571 (catéchèse du 5 janvier 1983).

[10] Ibidem, 572-581 (catéchèses du 12 janvier 1983 et du 19 janvier 1983).

[11] Cf. G. Marengo, “Legge naturale, corpo e libertà”, dans L. Melina – J. Noriega (a cura di), Camminare nella luce. Prospettive della teologia morale a partire da “Veritatis splendor”, Lateran University Press, Roma 2004, 631-641.

[12]Jean-Paul II, Homme et femme, cit., 670 (catéchèse du 7 novembre 1984).

[13] Benoît XVI, Encyclique Deus caritas est, 3.

[14] Cf. G. Mazzocato, “Il dibattito tra Doms e neotomisti sull’indirizzo personalista”, dans Teologia 31 (2006), 249-275.

[15] Cf. A. Scola, Il mistero nuziale. 1. Uomo-Donna, Pul-Mursia, Roma 1998; 2. Matrimonio-Famiglia, Pul-Mursia, Rome 2000.

[16] Cf. L. Melina – J. Noriega – J.J. Pérez-Soba, Camminare nella luce dell’amore. I fondamenti della morale cristiana, Cantagalli, Siena 2008, 125-127.

[17] Saint Augustin, De Trinitate, VIII, 8, 12.14. Cf.: J. Granados: «“Vides Trinitatem, si caritatem vides”: vía del amor y Espíritu Santo en el “De Trinitate” de San Agustín», dans Revista Augustiniana 43/130 (2002), 23-62.

[18] Je me permets de renvoyer à mon volume : L. Melina, Azione: epifania dell’amore. La morale cristiana oltre il moralismo e l’antimoralismo, Cantagalli, Siena 2008.

[19] Benoît XVI, Deus caritas est, 11.

[20] Ibidem.

[21] A. Scola, “Il mistero nuziale. Originarietà e fecondità”, dans Anthropotes XXIII/2 (2007), 57-70. Pour un traitement plus systématique, cf. du même auteur, outre les deux volumes de l’œuvre déjà citée : Il mistero nuziale: una prospettiva di teologia sistematica, Lateran University Press, Roma 2003.

[22] Cité dans L. Irigaray, Éthique de la différence sexuelle, Le Minuit, Paris 1984, 109 ; la célèbre affirmation nietzschéenne se trouve dans in Die "Vernunft" in der Philosophie, 5. En ce sens aussi Jacques Derrida avait affirmé que l’époque des significations était essentiellement théologique et présupposait Dieu. (De la grammatologie, Minuit, Paris 1967, 41)

[23] Saint Ignace d’Antioche, Epître aux Romains, III, 3, citée par Benoît XVI, Discours de conclusion à la rencontre avec les évêques de Suisse, le 9 novembre 2006.

[24] A ce sujet: C. Anderson, A Civilization of Love. What Every Catholic Can Do to Transform the World, Harper One, New York 2008; L. Melina, Per una cultura della famiglia. Il linguaggio dell’amore, Marcianum, Venezia 2006.