Quels sont les enjeux de la Planification Familiale Naturelle pour le couple, la famille, la société et l'Eglise?

Père Brice de Malherbe

 

 

            Le thème proposé est vaste et il s’agit ici simplement de proposer quelques pistes de réponse. Posons d’emblée comme principe que l’alliance conjugale fondant la famille et la famille étant « l’élément naturel et fondamental de la société »[1], ce qui est dit au niveau du couple aura nécessairement une répercussion sur la vie sociale. Benoît XVI le rappelait dans son message pour la journée mondiale de la paix 2008 :

 

            La famille naturelle, en tant que profonde communion de vie et d'amour, fondée sur le mariage entre un homme et une femme[2], constitue « le lieu premier d'‘humanisation' de la personne et de la société »[3], le « berceau de la vie et de l'amour »[4]. Aussi, est-ce avec raison que la famille est qualifiée de première société naturelle, « une institution divine qui constitue le fondement de la vie des personnes, comme le prototype de tout ordre social »[5].

 

            Ne pouvant traiter du sujet dans toute son extension, cette conférence partira de l’essentiel, c’est-à-dire de la relation de l’homme avec Dieu, pour pointer comment la pfn s’inscrit dans le rapport corps-esprit qui traverse chacun d’entre nous, et se trouve donc porteuse d’enjeux majeurs pour le couple, la famille, l’Eglise et la société.

 

Partons de la Parole de Dieu.

 

Nous lisons chez le prophète Isaïe : «  Le potier ressemble-t-il à l’argile pour qu’une œuvre ose dire à celui qui l’a faite : « il ne m’a pas faite », et un pot à son potier : « il ne sait pas travailler » (Isaie 29, 16)[6].

 

Ces paroles de lamentation sont prononcées par le Seigneur dans la bouche de son prophète Isaïe sur le peuple rebelle, sur ce peuple qui glorifie Dieu de ses lèvres mais dont le cœur est loin de Lui. Comme souvent chez les prophètes, l’attention du peuple d’Israël est attirée sur l’Alliance fondamentale que Dieu a instaurée avec l’humanité dans la Création. Ici, le dialogue imaginé entre le vase d’argile et son potier renvoi au texte de la Genèse : «  Le Seigneur Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant » (Gn. 2, 7). En l’occurrence, Dieu se lamente sur ceux qui, selon le prophète, «  trament dans les ténèbres leurs actions et disent « qui nous voit ? Qui nous connaît ? » (Isaïe 29, 15). En agissant ainsi, ceux-là rejettent la paternité de Dieu sur eux. En ne suivant pas la Loi de Dieu de tout leur cœur, ils adressent une critique au Créateur : « Tu n’as pas su faire, nous, nous faisons mieux ».

 

L’enjeu, en matière de sexualité humaine, comme en tout ce qui touche l’agir de l’homme est bien de savoir si nous acceptons ou si nous refusons l’alliance avec Dieu. Si nous accueillons pleinement la paternité créatrice de Dieu en la reconnaissant comme bonne ou si nous estimons que notre intelligence nous autorise à réviser l’œuvre de Dieu, voire à nous passer de Dieu. Cette acceptation ou ce refus, qui se dit rarement avec netteté, se loge dans le rapport que notre esprit entretien avec notre corps.

Le quarantième anniversaire de la loi Neuwirth a donné lieu à un discours exaltant la libération de l’intelligence humaine des contraintes de la biologie. Ce type de discours exprime de manière simpliste et finalement fausse une vérité : la sexualité humaine et sa fécondité concerne tout l’homme, corps et esprit, et la question est de savoir quel rapport établir entre le corps et l’esprit pour vivre une sexualité authentiquement humaine. Dans une perspective chrétienne, personne ne niera la légitimité de l’esprit humain à réfléchir à partir de la réalité de son corps afin d’orienter l’exercice de sa sexualité vers le bien. La question est de savoir si cette réflexion se fait en s’appuyant sur les données du corps sexué ou à l’encontre de ces données. Autrement dit, la fécondité humaine étant à la fois « liée » au corps de chair et « soumise » à la loi de l’esprit, sommes nous invités à la maîtrise du corps où à la maîtrise de soi[7]. Pour poser quelques éléments de réponse, partons du corps.

 

 

I- « Tu m’as donné un corps » (Cf. Hebreux, 10, 5).

 

Un de mes confrères de la Faculté Notre-Dame, le Père Matthieu Villemot, philosophe de son état propose une analyse passionnante du XVIIème siècle. Les philosophes de ce siècle inventent un nouveau rapport au corps, qui exige de penser un nouveau rapport à Dieu. Les héritiers de Descartes finissent par fonder la réalité dans la matière aveugle dont la pensée est un effet. Le corps n’est qu’un automate habité par un pur esprit. Dieu n’existe pas, et la foi n’est que le mensonge des grands pour empêcher la réalisation d’une société juste.

La réponse philosophique à ces théories viendra bien plus tard, avec la phénoménologie, qui redonnera son importance au corps de chair, comme condition de possibilité de toute rationalité. Mais une réponse viendra dès le XVIIème siècle depuis la foi religieuse, principalement à travers la dévotion au Sacré-Cœur : c’est dans mon corps de chair que mon âme s’unit à Celui qui s’est incarné et à souffert en sa chair pour moi[8]. La foi au Dieu qui nous a aimé d’un cœur de chair unifiera le peuple pour établir une société juste. L’homme ou la femme du XVIIème finissant choisira entre « La chair du Christ ou le corps de l’automate ».

De cette analyse, le Père Villemot tire une conclusion qui intéresse directement notre réflexion : « il existe un lien [essentiel] entre la légitimité de la foi en Dieu et l’affirmation que la chair est porteuse de vérité. Toute évolution de l’une de ces affirmations entraîne une évolution corrélative de l’autre. Ou pour le dire carrément : Le Corps est le Lieu propre de la Question de Dieu ». Autrement dit, soit le corps est une simple matière neutre à la disposition de l’ingéniosité de mon esprit, qui lui-même est issu de cette matière absurde, et rien ne me relie à un Dieu incertain. Soit mon corps est porteur d’un sens qu’il appartient à mon esprit de déchiffrer et dont la clé se trouve dans le « cœur » de mon Créateur.

 

            En matière de régulation de la fécondité, nous pouvons considérer que le corps est un simple matériau à notre merci. Nous pouvons le façonner au service de notre plaisir. C’est plutôt la culture actuelle de notre société. Dès lors, par exemple, il est légitime de perturber le rythme de la fécondité féminine en vue de favoriser des unions sexuelles non fécondes. Nous voyons bien par expérience que l’on passe progressivement du corps-objet à la personne-objet. Comme l’ont exprimé magistralement Isabelle Ecochard et Pierre Benoît, « ce n’est pas l’autre mais sa jouissance qui m’intéresse, pourvu qu’il s’intéresse à la mienne »[9]. Dès lors, le lien entre l’union sexuelle et relation durable perd de sa force : l’important est que l’autre assouvisse mon désir, à la limite quel que soit son sexe.

Cette réduction de l’autre dans le domaine intime de la sexualité aura nécessairement une répercussion sur les relations sociales. En effet, elle favorisera un modèle de relations sociales uniquement fondée sur une convergence d’intérêts : si l’autre ne m’apporte plus rien en termes d’intérêts, il n’a plus de valeur à mes yeux.

Enfin, si mon corps est un simple matériau malléable à merci, en quoi peut-il être signe de la sagesse de Dieu ? Réduire le corps à une réalité biologique vide de sens, c’est distendre notre relation au Créateur. Les deux excès du rejet méprisant du corps comme de la recherche effrénée des plaisirs corporels conduisent à la même conclusion : « nous sommes nés du hasard, après quoi nous serons comme si nous n’avions pas existé » (Sg. 2,2). Et ceux qui disent cela, souligne le livre de la Sagesse, finissent par « appeler la mort du geste et de la voix » (Sg. 1, 16). De plus, si le corps est une réalité biologique vide de sens, l’union de l’homme est de la femme n’est qu’un moyen comme un autre d’obtenir des enfants. Les différentes techniques de fécondation extracorporelle peuvent lui être substituées, voire préférées, si elles sont plus efficaces et permettent d’obtenir des enfants en meilleure santé.

Bien sûr, les positions courantes ici décrites ne sont pas entièrement partagées par toutes les personnes pratiquant, par exemple, des méthodes contraceptives. Mais elles en disent l’enjeu. Pour les membres de l’Eglise, nous pouvons en voir les conséquences. La perte de l’estime des signes du corps comme exprimant un certain dessein de Dieu sur l’homme et la femme conduit à une distorsion de sa relation à Dieu. L’argument souvent avancé selon lequel « cela n’a rien à voir », et que l’on peut être un bon chrétien croyant et pratiquant indépendamment de la manière dont on exerce sa sexualité conjugale, ne résiste pas à une réflexion sérieuse. En effet, il consiste en fait à refuser que Dieu ait une parole à dire sur l’exercice de la sexualité conjugale, et vivre en arbitre de la coopération avec Dieu dans le don de la vie. Par ailleurs, la tendance à réduire le corps de l’autre et donc à réduire l’autre à un objet de plaisir, même s’il ne s’agit que d’une tendance, ne peut favoriser la croissance de l’Eglise comme communauté habitée par l’amour fraternel, où l’autre est accueilli vraiment pour lui-même, et non par rapport à ce qu’il pourrait m’apporter.

 

Mais tout ceci est mieux dit positivement. La planification familiale naturelle atteste, entre autres que le corps humain sexué est porteur de sens. Que la réalité concrète de la fécondité et de ses rythmes inscrits différemment dans le corps de l’homme et dans le corps de la femme est porteuse de sens. Elle atteste plus encore la beauté et la bonté du corps sexué reçu comme un don de Dieu, don que la blessure du péché n’a pu effacer. J’aimerai développer cela à partir de deux éléments clés de la réflexion de Jean-Paul II sur la sexualité humaine.

 

Le premier élément est ce que Jean-Paul II appelait la « signification sponsale du corps ». Il a présenté cette notion dans le cadre de ses catéchèses sur l’amour humain, lors de l’audience du 9 Janvier 1980. Il disait alors :

 

Il y a un lien très fort entre le mystère de la création, en tant que don qui jaillit de l’Amour et l’« origine » béatifique de l’existence de l’être humain comme homme et comme femme, dans toute la vérité de leur corps et de leur sexe, qui est simplement et purement la vérité d’une communion entre les personnes. Quand à la vue de la première femme le premier homme s’est écrié : « Elle est os de mes os et chair de ma chair » (Gn. 2, 23), il affirmait simplement l’identité humaine de deux êtres. En s’exclamant ainsi, il semblait dire : voilà un corps qui exprime la « personne » !

[L’homme émerge de sa solitude originelle et entre] dans la dimension du don réciproque dont l’expression…est le corps humain dans toute la vérité originelle de sa masculinité et féminité. Le corps qui exprime la féminité « pour » la masculinité et, vice-versa la masculinité « pour » la féminité, manifeste la réciprocité et la communion des personnes. Il l’exprime dans le don comme caractéristique fondamentale de l’existence personnelle. Voici ce qu’est le corps : un témoin de la création en tant que don fondamental, donc un témoin de l’Amour comme source dont est né le fait même de donner […] L’origine béatifique de l’être et de l’existence de l’homme, en tant qu’homme et femme, est liée à la révélation et à la découverte de la signification du corps qu’il convient d’appeler « sponsale ».[10]

 

Le corps humain sexué est donc signe que l’existence personnelle s’accomplit dans le don de soi. Plus encore, il est signe que l’homme et la femme sont le fruit de l’amour donné du Créateur. La planification familiale naturelle respecte ce sens oblatif de l’existence humaine dans la mesure où rien n’est retenu dans l’union interpersonnelle des corps. Comme le note Ecochard et Benoit : « Avec sa fertilité, l’autre peut être aimé pleinement et il se donne totalement »[11]. La signification sponsale du corps est pleinement vécue et permet une véritable communion interpersonnelle, reflet, rappelait Jean-Paul II, de la communion des personnes au sein de la Trinité.

Le choix de la continence périodique entre pleinement dans cette perspective de la signification sponsale du corps au service du don et de l’amour. Comme le note avec justesse le Père Olivier Bonnewijn :

En choisissant la continence périodique dans un esprit d’ouverture responsable à la vie, « les époux posent objectivement des actes corporels […] Ces actes d’abstention sont eux aussi des actes d’amour conjugal au sens plénier du terme. Sans nier leur caractère onéreux à certains moments, ils sont nullement en eux-mêmes des obstacles à l’amour. La continence responsable est elle aussi un langage des corps. Elle engage les deux époux dans leurs dimensions non seulement volontaires mais également affectives et corporelles. Il s’agit d’une manière déterminée par laquelle le mari et la femme expriment de concert – comme deux personnes « ne formant plus qu’une seule chair » - leur don réciproque […] Ainsi, ce qui peut être à première vue un poids devient une source d’enrichissement et de croissance de l’amour et du don de soi à l’autre, "corps et âme" »[12].

 

Ainsi, la pfn accueille le corps comme un don fait par Dieu et vit les relations corporelles comme des relations oblatives. La pfn participe de ce que Benoit XVI a appelé « la nature intrinsèquement eucharistique de la vie chrétienne »[13], à la suite du Christ qui déploie la fécondité de l’amour divin dans l’offrande totale de sa personne.

 

Un deuxième élément-clé de la réflexion de Jean-Paul II nous permettant de comprendre que la pfn atteste la beauté et la bonté du corps humain orienté vers l’amour est la notion de « généalogie de la personne ». C’est une notion qu’il a développé dans sa Lettre aux familles  de 1994, au numéro 9 :

La paternité et la maternité humaines sont enracinées dans la biologie et en même temps elles la dépassent... Quand, de l’union conjugale des deux, naît un nouvel homme, il apporte avec lui au monde une image et une ressemblance particulières avec Dieu lui-même : dans la biologie de la génération est inscrite la généalogie de la personne[14].

La procréation humaine est inséparablement une réalité corporelle et spirituelle. Chaque nouvelle naissance, inscrit le nouvel être humain dans une succession de générations, dans une généalogie qui, à l’image de la généalogie du Christ, se termine par ces mots :

«  …fils d’Adam, fils de Dieu » (Lc 3, 38).

Jean-Paul II poursuivait : En affirmant que les époux, en tant que parents, sont des coopérateurs de Dieu Créateur dans la conception et la génération d’un nouvel être humain, [15] nous ne nous référons pas seulement aux lois de la biologie ; nous entendons plutôt souligner que, dans la paternité et la maternité humaines, Dieu lui-même est présent selon un mode différent de ce qui advient dans toute autre génération « sur la terre ». En effet, c’est de Dieu seul que peut provenir cette « image», cette « ressemblance » qui est propre à l’être humain, comme cela s’est produit dans la création. La génération est la continuation de la création[16].

Ayant conçu et enfanté Caïn, Eve dit : « J’ai acquis un homme de par le Seigneur » (Gn 4, 1), attestant par ces mots la présence de Dieu dans toute génération humaine. Cette présence, la doctrine de l’Eglise la traduit en affirmant que « l’âme spirituelle de tout homme est “immédiatement créée ” par Dieu »[17].

En respectant les rythmes biologiques du corps féminin, la pfn s’inscrit pleinement dans cette compréhension selon laquelle en l’homme, créé à l’image et ressemblance de Dieu, le biologique n’est jamais « purement biologique ». En accueillant les caractéristiques concrètes du corps pour favoriser l’accueil d’un enfant ou renoncer au bien d’un nouvel enfant, les époux entrent pleinement dans une coopération avec Dieu au service de son dessein d’amour créateur et sauveur. Cela favorise grandement l’accueil de l’enfant à la manière de Dieu, c’est-à-dire l’accueil de l’enfant pour lui-même.

 

L’affirmation d’un sens inscrit dans la biologie même du corps humain nous permet d’amorcer le passage du corps à l’esprit. Exercer sa sexualité de manière humaine, c’est-à-dire de manière libre et responsable, c’est appliquer son intelligence à comprendre la sexualité humaine pour orienter sa volonté à vivre une sexualité orientée vers le bien de l’homme et de la femme. Or, affirmer que le corps humain est porteur de sens, c’est affirmer que la bonté de la sexualité ne peut être le fruit d’une reconstitution a posteriori de l’esprit humain indépendamment de la structure du corps humain. C’est à l’écoute de son corps que l’esprit humain peut comprendre la manière raisonnable et bonne de vivre sa sexualité. C’est à partir de cette perspective fondamentale que j’aimerai aborder dans un deuxième point comment la pfn s’inscrit dans la réflexion de la conscience morale par rapport à la vérité de la sexualité humaine.

 

 

II – La conscience et la vérité

 

            Nous avons beaucoup insisté sur le fait que « le corps est le lieu propre de la question de Dieu ». Notre manière de considérer et de vivre notre corps influence notre relation à Dieu. Cela passe par la manière dont notre conscience est éveillée au sens de la sexualité humaine et à sa vérité. Nous pouvons évidemment étouffer ou émousser notre conscience en matière de sexualité, en prétextant encore une fois que la sexualité humaine est un lieu trop intime pour entrer dans des considérations morales, ou que les difficultés concrètes que traversent des époux dans leur vie justifient quelques entorses au discours de l’Eglise. Surtout qu’après tout c’est à la conscience individuelle de décider en dernière instance. Or, la conscience étant selon Vatican II, « le centre le plus secret de l'homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où Sa voix se fait entendre » (GS n°16), on comprend le poids d’une attitude qui traite la conscience avec légéreté : de nouveau, l’enjeu est celui d’une entrée concrète où non dans l’alliance avec Dieu.

            Ce n’est pas le lieu de donner tout un cours de morale sur la conscience. Je voudrais simplement relever deux fruits de l’observance d’une planification familiale naturelle quant elle correspond à une recherche en conscience de relations sexuelles conjugales vraies.

Revenons premièrement sur le fait que la pfn permet de vivre des relations conjugales marquées par le don total de soi et l’accueil total de l’autre. Ce faisant, la pfn permet de poser des actes vrais, c’est-à-dire des actes où l’union des corps expriment la vérité d’un don sans retenue, et où l’abstention exprime le refus de s’engager dans le mensonge d’une union qui ne serait pas l’expression d’un don total. Ce respect de la vérité de la sexualité conjugale a pour fruit de préserver le caractère unique de chacun des époux dans chaque rencontre.

En effet, grâce aux recherches scientifiques, nous savons aujourd’hui mieux qu’hier combien les rythmes de fertilité sont variables d’une femme à l’autre, et même qu’ils dépendent des événements que chacune peut vivre, heureux ou angoissants, et des périodes de sa vie. Dès lors, l’homme qui respecte les rythmes de fertilité de son épouse respecte l’unicité de son épouse : c’est avec cette femme qu’il s’unit parce que c’est cette femme qu’il aime et que c’est à elle qu’il a donné toute sa vie. Il ne va pas vivre une union qui, en « gommant » la spécificité du rythme de fertilité de son épouse, se rapproche d’une union qu’il pourrait vivre avec une autre femme, où que son épouse pourrait vivre avec un autre homme.

Précisément, l’homme ayant une fertilité continue, ce n’est qu’en respectant les rythmes de la fertilité de son épouse qu’il peut lui-même se reconnaître comme unique, non interchangeable avec un autre homme. En quelque sorte l’on retrouve ici l’affirmation biblique selon laquelle la femme est comme une « aide qui soit assortie » à l’homme, comme une aide pour grandir en humanité. En respectant son épouse telle qu’elle est, l’homme est vraiment cet époux qui s’unit à cette épouse et nous retrouvons ainsi toute la beauté du langage amoureuxchanté par le Cantique des Cantiques, où la bien-aimée proclame que son bien-aimé « se reconnaît entre dix mille » et où le bien-aimé déclare qu’ « unique et sa colombe » parmi les jeunes filles sans nombre[18].

 

            Un deuxième fruit du respect de la vérité des relations conjugales par la pfn est de contribuer à renforcer la communion ecclésiale. L’enjeu pour l’Eglise est important. Vous le savez, l’enseignement de Paul VI dans Humanae Vitae a provoqué toute une littérature en théologie morale autour du rapport entre conscience individuelle et enseignement du Magistère. L’habitude est de présenter ce rapport de manière dialectique. L’on reconnaît plus ou moins la légitimité du Magistère de s’exprimer sur la question, en rappelant ensuite que le jugement immédiat sur les actes à poser appartient à la conscience de chacun, et que cette conscience individuelle peut légitimement aller à l’encontre de l’enseignement du Magistère. Cette manière d’opposer dialectiquement conscience individuelle et enseignement du Magistère méconnaît la place de l’enseignement du Magistère dans l’Eglise et l’identité réelle du baptisé au sein de la communion ecclésiale.

            D’une part, l’enseignement du Magistère n’est pas quelque chose qui s’ajouterait de l’extérieur à la vie du croyant. Comme le souligne l’instruction de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi sur la vocation ecclésiale du théologien :

 

La fonction du Magistère n’est pas quelque chose d’extrinsèque à la vérité chrétienne, ni de superposé à la foi ; elle émerge directement de l’économie de la foi elle-même parce que le Magistère est, au service de la Parole de Dieu, une institution voulue positivement par le Christ comme élément constitutif de l’Église. Le service rendu à la vérité chrétienne par le Magistère s’exerce donc en faveur de tout le Peuple de Dieu, appelé à être introduit dans la liberté de la vérité, que Dieu a révélé dans le Christ[19].

 

            Certes, l’enseignement du Magistère et la conscience individuelle sont deux instances différentes où se dit le bien moral. Ces deux instances se comprennent cependant à l’intérieur de la même communion ecclésiale, où le Magistère des apôtres et de leurs successeurs est voulu par le Christ pour éclairer avec sûreté la conscience des fidèles qui peut s’égarer.

 

            Par ailleurs, plongé dans le mystère pascal du Christ par le baptême, le croyant est incorporé à l’Eglise, comme le développe les écrits des Apôtres. Le lieu de l’action du Christ et de l’Esprit dans le croyant est l’Eglise. C’est donc dans l’Eglise que le chrétien pourra vivre une relation au Christ et à l’Esprit qui forme sa conscience[20]. C’est là qu’il pourra former sa « conscience chrétienne » qui doit être son guide en tous domaines temporels[21]. Par rapport à la revendication d’une autonomie close, où le chrétien se placerait comme face à l’Eglise, on peut noter que le baptême appelle à une conversion du sujet pour entrer « dans le sujet nouveau qu’est le Christ, dont le lieu est l’Eglise »[22]. C’est dans l’Eglise, épouse du Christ et mère des fidèles, que chacun peut s’ouvrir à la loi intérieure de l’Esprit et recueillir les éléments extérieurs encore nécessaire sur terre à une vérification d’une authentique ouverture à l’Esprit, Évangile écrit, Tradition et Magistère[23]. Le baptisé est invité à développer une conscience ecclésiale.

            De ce point de vue, la pratique de la pfn, en accord avec sa conscience éclairée et confortée par l’enseignement du Magistère contribue au renforcement de la communion ecclésiale dans la vérité et dans l’amour. En effet, l’action individuelle du chrétien a une répercussion sur le corps ecclésial[24]. La bonté de l’agir moral du chrétien participe à l’édification de l’Église. Comme le souligne le théologien Livio Melina :

 

Le but principal de la morale n’est pas avant tout la réalisation d’une perfection personnelle, mais la glorification de Dieu à travers l’édification de l’Eglise, Corps du Christ : « in laudem gloria gratiae suae » (Ep 1, 6). La vérification de la qualité éthique du chrétien se trouve précisément dans la communion ecclésiale. La canonisation des saints exprime la reconnaissance de la part de l’Eglise que leur vie a réellement édifié tout le corps, qu’elle a été une « vie ecclésiale » au point de pouvoir être proposée comme modèle à la vie des autres fidèles.

Il n’y a du reste pas d’opposition entre perfection morale personnelle et édification de l’Église, précisément parce que l’Église est une Église de personnes qui grandit d’autant plus que mûrit la réponse de chacun à sa propre vocation à l’amour[25].

 

            L’enjeu de la pfn pour les époux, comme pour l’Eglise est de grandir en sainteté. Un texte méconnu de Paul VI exprime cela admirablement, c’est son discours aux équipes Notre-Dame du 4 Mai 1970. Il faudrait le lire tout entier, mais je ne fais allusion qu’à quelques extraits.

            Le pape rappelait effectivement que, racheté par le Christ, l’amour humain devient par la grâce un « moyen de sainteté » (n°1). Les manifestations même de la tendresse des époux peuvent être habitées par l’amour puisé au cœur de Dieu. A condition de vivre cet amour comme membres du Christ (cf. n°8). Paul VI développe ce point :

 

            Conscients de porter leurs trésors en des vases d’argile, les époux chrétiens s’efforcent, avec une humble ferveur, de traduire dans leur vie conjugale les recommandations de l’apôtre Paul : « Vos corps sont membres du Christ…temples de l’Esprit-Saint… ; glorifiez donc Dieu dans votre corps ». « Mariés dans le Seigneur », les époux ne peuvent dès lors s’unir qu’au nom du Christ à qui ils appartiennent et pour qui ils doivent travailler comme ses membres actifs. Ils ne peuvent donc disposer de leur corps, notamment en tant qu’il est principe de génération, que dans l’esprit et pour l’œuvre du Christ, puisqu’ils sont membres du Christ. (n°9).

 

            Le pape inscrit alors ce chemin de sainteté sous le regard de la miséricorde de Dieu :

 

            Le cheminement des époux, comme toute vie humaine, connaît bien des étapes, et les phases difficiles et douloureuses y ont aussi leur place. Mais il faut le dire hautement : jamais l’angoisse ni la peur ne devraient se trouver chez des âmes de bonne volonté, car enfin, l’évangile n’est-il pas une bonne nouvelle aussi pour les foyers, et un message qui, s’il est exigeant, n’en est pas moins profondément libérateur ? Prendre conscience que l’on n’a pas encore conquis sa liberté intérieure, que l’on est encore soumis à l’impulsion de ses tendances, se découvrir quasi incapable de respecter, dans l’instant, la loi morale, en un domaine aussi fondamental, suscite naturellement une réaction de détresse. Mais c’est le moment décisif où le chrétien, dans son désarroi, au lieu de s’abandonner à la révolte stérile et destructrice, accède, dans l’humilité, à la découverte bouleversante de l’homme devant Dieu, un pécheur devant l’amour du Christ Sauveur. A partir de cette prise de conscience radicale, s’amorce tout le progrès de la vie morale, le couple se trouvant ainsi « évangélisé » en ses profondeurs. (n°15-16).

 

 

Conclusion

 

            La pfn est au service de l’amour du couple, fondement de la famille. Elle est facteur d’épanouissement de l’homme et de la femme, en leur donnant de vivre leur sexualité conjugale selon la signification totale d’une donation réciproque et une procréation à la mesure de l’homme, fondant ainsi une communauté de vie et d’amour[26]. « Cellule de base de la société » et « Eglise domestique », la famille peut dés lors contribuer de manière essentielle à la croissance de la société et de l’Eglise dans l’amour, pour le bien de tous. Nous ne pouvons que souhaiter la diffusion de la pfn dans l’Eglise et la société.

 

 

 

Père Brice de Malherbe

Faculté Notre-Dame de Paris

19 Janvier 2008



[1] Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, article 16, 3.

[2] Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, n.48.

[3] Jean-Paul II, Exhort. apost. Christifideles laici (30 décembre 1988), n.40: AAS 81 (1989), p.469: La Documentation catholique 86 (1989), p.176.

[5] Conseil pont. Justice et Paix, Compendium de la doctrine sociale de l'Église, n.211.

[6] Saint Paul reprendra ce passage dans l’épître aux Romains : Cf. Rm. 9, 20. L’image du potier appliquée à Dieu se trouve aussi chez Jérémie : Cf. Jr. 18, 1-12 ; 19, 1-11.

[7] Cf. A. MATTHEUUWS, Préface à O. BONNEWIJN, Éthique sexuelle et familiale, éditions de l’Emmanuel, 2006, 7.

[8] C’est un retour à la certitude antique de Tertullien, « Caro cardo salutis », la chair est la charnière du salut.

[9] Dr. I. ECOCHARD, P. BENOIT, La planification familiale naturelle, cette méconnue, in « Lumière et Vie », juillet/septembre 2005, 81. Les auteurs placent justement en exergue de leur article Rm. 9, 20.

[10] JEAN-PAUL II, A l’image de Dieu, Homme et Femme. Une lecture de Genèse 1-3, Le Cerf, 19852, 117-119. La traduction française écrit signification « conjugale », mais nous suivons l’original italien « sponsale », cf. Giovanni Paolo II, Uomo e Donna lo creò. Catechesi sull’amore umano, Città Nuova Editrice/Libreria Editrice Vaticana, 19923, 75-76.

[11] I. ECOCHARD, P.BENOIT, art. cit., 84.

[12] O. BONNEWIJN, Éthique sexuelle et familiale, éditions de l’Emmanuel, 2006, 114.

[13] BENOIT XVI, Exhortation Apostolique post-synodale Sacramentum Caritatis, 22 Février 2007, n° 71.

[14] Jean-Paul II, Lettre aux familles, 2 Février 1994, n°9.

[15] Cf. Exhortation apostolique Familiaris Consortio, 22 Novembre 1981, n°28.

[16] Cf. Pie XII, Encyclique Humani generis, 12 Août 1950 ; AAS 42 (1950), 574.

[17] Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction Donum Vitae, Introduction, n°5; Cf. Pie XII, Humani Generis, AAS 42 (1950), 575; Paul VI, Solennelle Profession de Foi, 30 Juin 1968, AAS 60 (1968) 436.

[18] Ct. 5,10 et 6, 9-10.

[19] CONGREGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Instruction sur la vocation ecclésiale du théologien – Donum veritatis, 24 mai 1990, n° 14.

[20] Nous nous limitons ici à la question de la conscience chrétienne, puisque le débat sur l’autonomie a agité la théologie morale de l’après-concile. Il ne faut pas perdre de vue non plus l’action de Dieu dans la conscience de tout homme, qui provoque d’autres questions.

[21] Cf. Constitution Dogmatique Lumen Gentium, n°36.

[22] L. MELINA, La morale entre crise et renouveau, Culture et Vérité, Bruxelles, 1995, 127.

[23] Cf. SAINT THOMAS d’AQUIN, Ia IIae, Q. 106, art. 1.

[24] Cf. 1 Co. 12.

[25] L. MELINA, op. cit., 46.

[26] Cf. Constitution Pastorale Gaudium et Spes, n°51§3.