Approche fonctionnelle et symbolique de la sexualité humaine

Charles-Daniel Maire

L'importance des logiques culturelles

La résistance aux méthodes d'intervention mécaniques ou chimiques que nous avons pu observer en Afrique ont corroboré le constat fait dans d'autres domaines : tout emprunt dépend de la logique culturelle du groupe emprunteur. Cette logique est fonction de la situation socio-économique. Elle évolue en passant du stade de survie à celui d'abondance. Elle dépend aussi de la vision du monde partagée par le groupe. Cette vision du monde révèle le sens de la vie et l'idéal qui s'y rattache. Tout naturellement, l'échelle des valeurs se structure à partir de cet idéal. Une économie de survie associée à une forte mortalité infantile vont faire monter la fertilité très haut sur l'échelle des valeurs. En revanche, un faible taux de mortalité infantile conjugué à la culture d'une société de consommation va placer la fertilité très bas, voire la considérer comme une maladie sociale. C'est sur cet axe qui va du vitalisme africain à la mentalité contraceptive occidentale que l'on peut situer le premier élément de  toute logique culturelle.

Ajoutons que dans notre culture occidentale technicienne, la logique culturelle est fortement marquée par les critères de facilité et d'efficacité. En d'autres termes, la logique culturelle occidentale est essentiellement pragmatique : du moment qu'une solution technique s'offre pour résoudre un problème quelconque, elle sera envisagée et probablement adoptée si les conditions suivantes sont remplies : promet-elle d'être efficace ? Son application est-elle perçue comme facile ? Son coût financier est-il à la portée des intéressés ?  Mais on n'a pas encore fait le tour du problème. La culture, en effet, ne peut pas se réduire à ses aspects fonctionnels,

Prenons l'exemple du chauffage des appartements. Le gaz, le fioul ou l'électricité nécessitent une infrastructure logistique considérable et de nombreux techniciens pour que le client n'ait plus qu'à régler un thermostat et, bien sûr, ses factures de combustible. Le chauffage au bois, par contre, nécessite un minimum de savoir et une disponibilité constante de la part de l'intéressé. Ce dernier pourra se faire livrer son bois ou aller le couper en forêt, le débiter et le transporter lui-même, mais ce sera toujours lui qui préparera et entretiendra le feu. Outre la satisfaction d'adopter un mode de chauffage plus écologique et de jouir d'une atmosphère particulièrement agréable, ceux qui se chauffent au bois, bénéficient du plaisir de voir danser les flammes dans le foyer et, s'il leur arrive de s'écorcher les mains, ils éprouvent encore d'autres satisfactions. L'art d'entasser le bois, par exemple, d'en stocker un volume maximum et d'en « décorer » une remise, le privilège de respirer l'odeur des bûches fraîchement coupées, non seulement peuvent procurer un plaisir réel, mais contribuer à renforcer les relations familiales. Enfants et petits enfants sont fiers de participer à des tâches dont le résultat est visible pour toute la famille.

Cet exemple met en lumière un élément constitutif de toute culture. Les relations que l'être humain entretien avec son environnement et avec son groupe d'appartenance se construisent sur deux types de différenciation étrangers l'un à l'autre, mais complémentaires et inextricablement liés : les différenciations fonctionnelles et les différenciations symboliques.

Deux types de différenciation

L'expression différenciation demande une explication. L'être humain observe son environnement et note les différences qui le frappent : couleur, chaleur, dimension, toucher, goût, etc. Il essaie alors de leur trouver un sens en posant la question : pourquoi ces différences ? Les réponses qu'il donne à cette question sont précisément ce que nous appelons ici des différenciations.

Il y a d'abord les différenciations fonctionnelles, c'est-à-dire celles qui amènent à la compréhension du fonctionnement de tout ce qui nous entoure. Cette compréhension est souvent assez rudimentaire mais elle est suffisante pour les buts visés. Si nous revenons à l'exemple du chauffage, nous constatons que le frottement d'une allumette sur sa boîte, le tirage du foyer en fonction de la section de l'ouverture de l'air et de la hauteur de la cheminée ne requièrent pas d’autres savoirs que celui qui est transmis dans la famille. Les peuples les plus archaïques ont tous assez de bon sens pour allumer du feu et se procurer de la nourriture. Ces différenciations fonctionnelles sont toujours basées sur l'observation de la nature et c'est elle qui fournit les éléments à partir desquels un groupe humain va opérer les différenciations qui lui permettent de construire sa culture. La physique et la biologie se sont données les moyens d'observer ce qui échappe à l'oeil nu, mais tout repose toujours sur un ensemble de différenciations fonctionnelles.

Ensuite, l'observation des hommes révèle un autre type de différenciations. Si le bois bien entassé et le feu qui crépitent dans son foyer ont un côté fonctionnel, ils sont porteurs d'un autre sens : ils symbolisent les relations que les membres de la familles entretiennent entre eux. Chacun à sa place joue son rôle au service de tous. Le mot foyer sert d'ailleurs de métaphore pour la famille. Jointe à la symbolique du feu aussi riche que celle du sang, le foyer symbolise bien la dynamique du groupe familial. A contrario, le bois mal entassé et un feu éteint parce que mal entretenu, trahissent le désordre qui règne dans le groupe. Les sociétés les plus primitives ne s'y trompent pas : le manquement à l'ordre requis par la culture est soit le résultat d'un sortilège soit le présage à un malheur. En termes d'anthropologie culturelle, on dira qu'il s'agit d'une lecture mythique de la réalité. Mais ce n'est pas la seule lecture symbolique possible : dans une culture comme la nôtre qui privilégie la responsabilité individuelle, l'ordre des choses et l'esthétique de l'environnement disent quelque chose du projet et du style de vie des occupants de la maison.

Les cuisines modernes témoignent d'un sens aigu de l'ergonomie et de l'hygiène, deux critères éminemment fonctionnels. Qu'en est-il de leur symbolique ? La table réduite au minimum permet à deux personnes de prendre leur petit déjeuner ensemble mais souvent sans se faire face. Tout semble privilégier une utilisation individuelle. La publicité se plaît à présenter des recettes de grands-mères et des fromages partagés à même une grande table de ferme. C'est peut-être pour exploiter la nostalgie d'une époque révolue qui privilégiait une symbolique plus communautaire ?

Maîtrise de la fécondité et différenciation symbolique

Mais en voilà assez pour introduire ces deux notions qu'il faut bien garder à l'esprit lorsque l'on réfléchit aux changements sociaux et culturels. La culture technicienne privilégie les différenciations fonctionnelles. Du moment que la Technique procure des solutions efficaces, faciles à appliquer et abordables financièrement, toutes les raisons sont réunies pour qu'elles soient adoptées. Dans le domaine de la maîtrise de la fécondité, les évaluations se font généralement en fonction de ces seuls critères. On se demande rarement ce qu'elles font perdre ou ce qu'elle n'apporte pas sur le plan symbolique. Cette absence de différenciations symboliques est lourde de conséquences. Pourquoi réserver la relation sexuelle au seul conjoint puisqu'elle ne débouche plus sur la procréation ? Pourquoi observer des temps d'abstinence puisque il existe des techniques qui empêchent la fécondation ? Finis les vieux tabous ! Quel bonheur de vivre au siècle de la contraception ! L'idée qu'il faille attendre de se marier pour avoir des relations sexuelles paraît aujourd'hui complètement dépassée. Comme l'affirme Françoise Héritier, la conquête de la maîtrise de la fécondité par la femme est une révolution plus importante que la conquête spatiale. Mais, n'y a-t-il plus rien à conquérir pour autant ?

Côté relations conjugales, bien des progrès sont encore possibles et l'un des plus important pourrait être la découverte ou la redécouverte des différenciations symboliques liées à la maîtrise de la fécondité par des moyens non techniques. Le rôle joué par l'homme y est central et pourrait bien lui rendre ce que symboliquement il a perdu avec la contraception technique. Le sens des rythmes naturels, le fameux cycle féminin, dans lequel les anciens retrouvaient le cycle lunaire était très riche de symboles. Il ne s'agit pas, là non plus, de retourner à une vision mythique de la réalité, mais la prise en compte du cycle avec ses variations d'humeur pourrait enrichir le registre des relations amoureuses. L'intérêt, enfin, qu'un époux manifeste pour le cycle de son épouse pourrait ajouter au registre de ses égards, une attitude inspirée par ce sens éminemment symbolique. Et ces exemples n'épuisent pas les possibilités d'enrichissement de la vie de couple par de nouvelles différenciations symboliques.