L’humanisme intégral

Mgr. François Duthel

RENCONTRE LYON

1er mai 2007

 

            Je voudrais tout d’abord faire mémoire du Docteur John BILLINGS, décédé le 31 mars dernier. Depuis 1953, il avait consacré sa vie à l’enseignement et à la promotion des méthodes naturelles du contrôle des naissances. On ne peut donc pas oublier l’engagement qui fut le sein au côté de sa femme Evelyn.

            Au cours de mon intervention, je voudrais faire apparaître quelques lignes forces de l’anthropologie chrétienne utiles pour votre réflexion sur les méthodes naturelles de fécondité, quelles que soient les méthodes qui sont promues en ce domaine. L’anthropologie chrétienne tire sa source de l’anthropologie biblique. En ce qui concerne la sexualité, la source première est bien évidemment la conception de la création telle qu’elle est développée dans les deux premiers chapitres du livres de la Genèse. C’est donc de là que je partirai, me référant aussi à d’autres livres bibliques.

            Dès le livre de la Genèse, on nous montre l'anthropologie chrétienne du corps et de la sexualité, qui est le point de départ de la théologie de l'Église, de sa pédagogie et de la spiritualité conjugale et familiale. On peut dire que la perspective essentielle du livre de la Genèse est ce que l'on peut appeler une intelligence du corps humain, une anthropologie et une théologie du corps. Dans la création, le corps de l'homme apparaît comme le sommet de la création et le fruit de l'acte créateur de la Trinité tout entière. En effet, contrairement aux autres étapes de la création, lorsqu'il s'apprête à créer l'homme, Dieu dit: «Faisons». Dieu réfléchit et Dieu parle au pluriel, en tant que Trinité créatrice. C'est toute la Trinité qui est engagée dans la création du corps de l'homme.

            Notre nature, c'est d'être incarné, c'est-à-dire d'avoir un corps et de vivre dans ce corps et avec ce corps, qui me représente au monde, ce corps qui est aussi le lieu de la glorification du Créateur, puisqu'il a été voulu comme le sommet de la création. Plus encore, le mystère chrétien fait apparaître aussi l’incarnatino. Le corps humain est essentiel et il est considéré par Dieu comme un lieu important pour l’être humain, au point que le Verbe se soit fait chair. Cela donne une densité extraordinaire à la chair humaine. En même temps, les textes du protévangile font apparaître les normes éthiques quant au corps et à sa relation aux autres corps. Il serait terrible de penser que le mystère de l'Incarnation et de la Rédemption n'est pas une incidence positive sur l'acte de chair, comme si nous ne proclamions pas notre foi en la résurrection de la chair. Puisque tel est le cas, la chair participe à la glorification de Dieu. Qu'il suffise de se rappeler ce que dit saint Paul «Glorifiez Dieu dans votre corps» (1 Co 6, 20), ou encore François de Sales: «Le chrétien doit aimer son corps comme une vivante image de celui du Sauveur incarné»[1].  Le regard sur le livre de la Genèse permet de retrouver, au delà du péché originel, la beauté de la création, la joie de la création et de la découverte mutuelle de l'homme et de la femme, la joie de la pleine communion, même si, dans l’inconscient collectif, le livre de la Genèse est esentiellement centré sur le péché originel.

            L’anthropologie chrétienne prend aussi en compte la différence sexuelle, qui est, comme le rappelle le livre de la Genèse, une différence fondatrice d’humanité. En effet, les êtres humains n’existent vraiment qu’à partir du moment où il y a le masculin et le féminin. Auparavant, dans l’indifférenciation, il y avait l’humain, le «glébeux» pour reprendre un terme de Paul Evdokimov, grand théologien orthodoxe. Le corps sexué est un élément fondateur de l’être et de la relation, qui permet de se sortir de l’indifférenciation, de la confusion originaire.

            Il faut aussi prendre en compte la place de l’engagement dans l’existence. Aujourd’hui, selon un récent sondage, 44% des Français n’accorde aucune place à l’engagement dans l’existence. Mais, en même temps, la plupart de nos contemporains aspirent à une relation vraie. Il y a là une sorte d’opposition et de paradoxe. En effet, comment peut-on penser la relation sans l’engagement ? Il nous faut reconnaître que, aujourd’hui, nous sommes davantage dans une logique des sentiments, qui par définition sont de l’ordre individuel et subjectif, et qui sont aussi versatiles. Le sentiment, qui est une composante normale et naturelle de l’homme, ne peut pas être l’unique fondement de son existence et de sa relation. Cette logique a de la peine à prendre en compte les aspects objectifs. Quand une personne met en avant ses sentiments, sans vouloir aborder les questions de manière rationnelle, il est difficile d’avancer, car la personne se sent immédiatement jugée par un discours qui se veut objectif. On le voit par exemple pour l’avortement. Lorsque vous essayez d’avoir une parole objective, on vous oppose volontiers des cas particuliers, tel le viol. la casuistique a pour une part remplacé l’objectivité et la rationalité. De plus, en en restant au niveau des sentiments, du désir, de sa propre expérience, il y a une sorte de refus d’entrer dans l’objectivité, qui permet de juger correctement de ses décisions et de ses actes, et qui est, d’une certaine manière, la négation de l’autre, puisque le pur subjectif devient la référence première, voire parfois ultime. Une véritable anthropologie doit prendre en compte ce qui est de l’ordre du sentiment, de l’intelligence et de la raison, du coeur profond et de la volonté. Ce sont, à mon sens, les 4 composantes de l’être humain, qui, si elles sont mises en oeuvre en même temps, font que l’homme devient de plus en plus homme, en d’autres termes que l’homme s’humanise.

* La différence sexuelle, le rythme propre à la sexualité, la procréation humaine, sont des réalités objectives indépassables pour la personne.

* La différence sexuelle est une réalité essentielle pour la structuration psychologique de l’enfant, car on ne peut se structurer que sur des images identificatoires qui reconnaissent la différence fondamentale, que ce soit en positif ou en négatif.

* La différence sexuelle introduit dans l’ordre de la loi, car il y a un inter-dit, à savoir une parole entre les êtres, une non-confusion. La parole structure l’être dans sa vie personnelle: un être sans parole est un être insensé, au sens fort du terme, à savoir un être qui n’a pas de sens. La parole sturcture aussi la vie relationnelle du sujet. Si l’on regarde dans la Bible, il n’y a de sujet humain qu’à partir du moment où l’homme s’émerveille de l’autre et où il lui parle et la reconnaît comme de même nature que lui, donc infiniment digne de respect.C’est au moment où l’être humain est en mesure de prendre soin de l’autre que la différence sexuelle devient fondatrice de relation et d’unité. La parole fait passer de la confusion de Babel à l’ordre juste et dyna mique de la Pentecôte. Une sexualité sans parole est une sexualité qui est dans l’ordre de l’animalité, de la violence, voire du viol de l’autre. Une parole sur la vie sexuelle au sein du couple est essentielle à l’humanisation de la pratique de la suexualité. Les méthodes naturelles ont cela qu’elles exigent la parole échangée.

* La différence sexuelle introduit dans l’ordre du don, car elle invite à la relation, au don de soi.

            Cependant, il faut aussi reconnaître que tout au long de son histoire, l’Église est gênée par la question du plaisir sexuel. Le premier grand théologien du mariage était saint Augustin, qui parlait des 3 biens du mariage: proles, fides, sacramentum; les enfants, la foi jurée entre époux et le sacrement. Augustin reste marqué par la conception philosophique platonicienne («le corps est un tombeau» sôma, sêma) et par sa propre expérience sexuelle. Dans la définition de saint Augustin, il n'y a pratiquement pas de place faite au corps et à l'acte sexuel, même si l'on ne trouve pas chez saint Augustin de condamnation du corps, il demeure une réticence à l'intégrer dans la théologie du mariage. Ce qui le gêne c'est le plaisir attaché à l'acte sexuel, comme si en soi ce plaisir était mauvais et réduisait la valeur morale de l'acte sexuel. Le plaisir n'est qu'un remède au désir, évitant ainsi que les conjoints s'adonnent trop au plaisir sexuel. Au XIII° siècle, saint Bonaventure parlera du mariage comme d'une «excuse». Ainsi l'union sexuelle évite d'être un péché[2]. Saint Thomas d'Aquin fera varier les choses en parlant de fins primaires, de fins secondaires et de fins accidentelles du mariage. Les Papes Jean-Paul II et Benoît XVI renouvelleront le regard que nous portons sur la sexualité. Il suffit en particulier de relire la première encyclique de Benoît XVI Deus caritas est pour découvrir l’harmonisation entre l’amour eros et l’amour agapè, harmonisation qui prend en compte la chair, le corps. Benoît XVI rappelle qu’un amour humain est vraiment possible, à condition qu’il ne soit pas un amour d’attachement, mais un amour de don, autrement dit qu’eros sans agapè est un amour aveugle. Le véritable amour est celui qui associe les deux termes et qui est de soi diffusif. Un tel amour se déploie au sein d’un troisième terme, l’altérité, pour les chrétiens Dieu. L’amour devient le nom propre de Dieu et Dieu peut être loué comme amour[3]. Nous sommes donc dans une perspective totalement différente de celle des anciens, notamment de Palton, pour lequel les deux parties de l’amour apparaissent antagonistes: désir/offrande, égoïsme/altruisme, charnel/spirituel, érotisme/charité. Le propre de la révélation biblique est de lier les deux[4].

            Les pulsions sont de soi désordonnées, ce qui correspond à leur nature et cela n'a aucune connotation morale négative. C'est à l'homme, qui n'est pas qu'un pur animal, de savoir les ordonner et les gérer. L’homme est le seul être dont la sexualité n’est pas gérée par la nature, mais par le sujet lui-même. Il faut aussi d'emblée affirmer que les pulsions, l'instinct sexuel, l’amour humain sont des dons de Dieu, dont l'homme peut faire le don à une autre personne dans le mariage ou à Dieu dans la chasteté parfaite. Il ne saurait être question d'un acte fortuit. Seule une personne peut aimer une personne.

            Dans l’Église, le mariage est un sacrement, ce qui donne toute sa valeur à la vie sexuelle au sein de l’engagement. Cela veut dire que ce qui en constitue l'essence pousse à faire des actes du mariage les lieux mêmes de la marche sur la voie de la sainteté et une participation spécifique à l’œuvre de la création. Ne parle-ton pas d’ailleurs à ce propos de la génération d’nefants comme de la pro-création, l’exercice de la sexualité, notamment dans l’ouverture à la vie, prolonge la création. Cela ne contredit pas cependant la théologie des biens du mariage, mais pointe sur des aspects nouveaux, intégrant toute la vie conjugale dans une démarche de foi et de spiritualité. L'amour des époux est au cœur de leur relation comme du sacrement et de l'institution du mariage. Il convient donc de réinterpréter sans cesse le sacrement à la lumière de l'amour conjugal dans toutes ses dimensions et de la communauté de vie, car c'est cet amour qui est le signe de l'amour de Dieu pour son peuple et du Christ pour l'Église. Ce n'est pas simplement un amour désincarné, c'est un amour qui met en jeu le corps dans toutes ses composantes.

            Il suffit de relire le Concile Vatican II: «Le Christ Seigneur a comblé de bénédictions cet amour aux multiples aspects, issu de la source divine de la charité, et constitué à l'image de son union avec l'Eglise. De même en effet que Dieu prit autrefois l'initiative d'une alliance d'amour et de fidélité avec son peuple, ainsi, maintenant, le Sauveur des hommes, Époux de l'Église, vient à la rencontre des Époux chrétiens par le sacrement de mariage. Il continue de demeurer avec eux pour que les Époux, par leur don mutuel, puissent s'aimer dans une fidélité perpétuelle, comme lui‑même a aimé l'Église et s'est livré pour elle. L'authentique amour conjugal est assumé dans l'amour divin et il est dirigé et enrichi par la puissance rédemptrice du Christ et l'action salvifique de l'Église, afin de conduire efficacement à Dieu les Époux, de les aider et de les affermir dans leur mission sublime de père et de mère. C'est pourquoi les Époux chrétiens, pour accomplir dignement les devoirs de leur état, sont fortifiés et comme consacrés par un sacrement spécial en accomplissant leur mission conjugale et familiale avec la force de ce sacrement, pénétrés de l'Esprit du Christ qui imprègne toute leur vie de foi, d'espérance et de charité, ils parviennent de plus en plus à leur perfection personnelle et à leur sanctification mutuelle; c'est ainsi qu'ensemble ils contribuent à la glorification de Dieu»[5]. Paul VI, dans l'encyclique Humanae vitae va encore plus loin que le Concile puisqu'il associe les deux valeurs de l'acte conjugal, en parlant de «la double signification, unitive et procréative»[6] et évoque dans le fameux discours aux Équipes Notre-Dame (4 mai 1970) le sens du mariage comme vocation et authentique voie de sainteté. On ne peut donc être plus clair sur le sens et la valeur du mariage et de la sexualité dans l'Église.

            Comme le rappelait récemment Benoît XVI parlant de l'amour d'agapè, une personne ne se découvre comme personne et ne se réalise que dans le don d'elle-même, et non pas dans l'affirmation de soi. C'est d'ailleurs une des difficultés dans la sexualité, notamment du côté masculin. L'homme, plus que la femme, pense que, dans la relation sexuelle, s'exerce de sa part une affirmation de lui-même, de sa virilité, de son pouvoir. Ce n'est pas à proprement parler de l'amour, mais au contraire un désir de puissance et de domination sur la femme. Le véritable amour d'agapè est un don de soi à l'autre et la découverte que c'est dans le don de soi que l'on offre le maximum de plaisir à l'autre et que l'on trouve aussi son propre plaisir. C'est d'ailleurs ce que rappelle saint Paul citant Jésus: «Il y a plus de joie à donner qu'à recevoir» (Ac 20, 35)[7]. Comme le rappelait encore Karol Wojtyla: «Goûter le plaisir sexuel sans traiter pour autant la personne comme objet de jouissance, voilà le fond du problème moral sexuel»[8].

            Venons-ne maintenant aux textes bibliques. Pour cela, je m’appuierai sur le livre d’Yves SEMEN, que je ne peux que vous conseiller de lire, car il est très éclairant (La sexualité selon Jean-Paul II, Paris, Presses de la Renaissance, 2004, 230).. Je commencerai donc par le Livre de la Genèse, reprenant au passage certains aspects de la lecture qu’en a faite Jean-Paul II dans les premières catéchèses du mercredi de son pontificat:

1. Dans ce livre, la question de la solitude originelle («Il n'est pas bon que l'homme soit seul» (Gn 2, 18). C'est dans l'expérience du face à face et de la communion que l'homme se découvre et se connaît comme personne.

            Dans le récit le plus récent, le récit élohiste, l'auteur met en scène la création de Dieu: «Faisons l'homme à notre image» (Gn 1, 26-28). On peut essayer de voir quelques détails  du texte qui intéressent notre sujet et qui sont l'expression de l'anthropologie biblique:

A.        La création est un vaste ensemble et Dieu crée successivement tous les êtres, l'homme y compris. Mais l'homme reçoit une mission spécifique, celle de gouverner la terre. L'homme est donc mis au-dessus de toutes les créatures, avec un pouvoir qui manifeste ce qui, en lui, est supérieur: son intelligence, sa raison, sa volonté.

B.        L'homme a une autre particularité. Contrairement à toutes les autres créatures, il est le seul à être à l'image et à la ressemblance de Dieu. Il ne ressemble en rien aux animaux. Deux mots qui disent deux réalités de la ressemblance entre Dieu et l'homme: l'image manifeste la ressemblance dans l'être, c'est-à-dire la ressemblance statique, ontologique. La ressemblance manifeste l'aspect dynamique. Dans ce qu'il fait, l'homme ressemble à Dieu. Notez qu’en français, on dit: être à l’image de, mais ressembler. Il n’y a qu’un verbe pour deux réalités.

C.        On peut noter une sorte de rupture dans la création lorsque l'on en arrive à l'homme. Pour les différentes phases de la création, on trouve «Dieu dit: que...» Quand Dieu parle il fait. Mais lorsque l'on arrive à l'homme, on trouve une parole originale: «faisons». On a l'impression que Dieu rentre en lui-même, dans le mystère trinitaire, qu'il se parle à lui-même, avant de créer l'homme. De plus, il dit «faisons», le mot est le signe que Dieu parle au pluriel et non pas comme un être solitaire, qu'il fait retour sur sa propre intimité trinitaire. C'est sans aucun doute le pluriel qui exprime l'ensemble des personnes divines dans la Trinité. On peut donc dire que c'est la Trinité dans sa totalité qui est à l'oeuvre dans la création de l'homme et de la femme. De plus, c'est dans la différence homme-femme que l'homme est à l'image de Dieu, comme si dès la création la différence sexuelle qui conduit à l'union était le signe de la ressemblance à la Trinité. Et «l’amour est le suprême intelligible puisque, seul, il rend cmpte et de la diversité et de la communion»[9].

C.        Notez aussi que la différence sexuelle n'est mentionnée que pour l'homme, jamais pour les animaux. Elle est donc, dans l'esprit de l'auteur biblique, fondatrice de quelque chose d'original dans l'humanité. La différence sexuelle est une bénédiction de Dieu. Elle apparaît donc comme une réalité bonne. Notez aussi que Dieu crée immédiatement l'homme, homme et femme. Contrairement à ce que l’on pense dans l’inconscient collectif, il n'y a pas de distance entre la création des deux. Ce n'est que dans un deuxième temps que la différence sexuelle est précisée comme signe de l'image de Dieu. On peut donc affirmer que l'être humain, avec ses caractères sexuels et ses organes génitaux, est image de Dieu, icône de Dieu. Les caractères sexuels humains ne sont donc pas perçu du côté de l'animalité[10].

            Si l'on se reporte maintenant au deuxième texte, le récit Yahviste, plus archaïque, on a à faire à une vision plus anthropomorphique. Dieu est comme un potier qui modèle la création. Mais il y a une partie fort intéressante (Gn 4b-7; 18-20), manifestation de la première expression de la conscience en l'homme.

A.        Le nom donné au premier homme est adam, avec une minuscule, car ce n'est pas un nom propre, mais un nom générique, qui désigne l'humanité de manière générale, sans mention d'homme, ni de femme, ni de sexualité. À la fin du récit, on verra apparaître l'homme et la femme, avec deux mots différents en hébreu (ish et isha, qui désignent le masculin et le féminin, mais uniquement dans l'espère humaine). Adam ne comporte pas de féminin.

B. On doit donc reconnaître que dans ce récit primitif, la création de l'homme se fait à l'origine, comme dans le récit élohiste, sans référence au masculin et au féminin. C'est important, car l'homme qui est dans la solitude originelle de la création n'est encore ni homme ni femme: il est adam, l'humanité. L'apparition de la différenciation sexuelle n'apparaît que lorsque Dieu a crée deux êtres particuliers, lorsqu'il a tiré d'adam un autre être. Alors l'un s'appelle homme et l'autre femme. On ne peut donc pas tirer du texte biblique une supériorité ni une antériorité de l'homme sur la femme.

C.        L'homme a une supériorité sur tous les autres êtres, car il cultive la terre, il gère la création. Ce n'est pas une supériorité en terme de degré, mais une supériorité radicale, car il est présenté comme un être totalement différent de tous ceux qui ont été créés auparavant.

D.        L'homme a le pouvoir de nommer les animaux. L'homme est établi au jardin d'Eden avec une mission particulière de la part de Dieu. Si l'homme nomme c'est qu'il a une connaissance sur ce qu'est en réalité l'être qu'il nomme; il connaît la nature de l'intérieur. Nommer quelqu'un par son nom cela dit quelque chose de ce qu'elle est, extérieurement, car on la situe dans une famille. Mais si on rajoute le prénom, on désigne quelqu'un qui est unique, qui est reconnu pour lui-même et non pas seulement par rapport à d'autres membres de sa famille. Appeler quelqu'un par son prénom c'est aussi le signe d'une plus grande inimité avec la personne en question cf. Is 45, 3-4). Dans la Bible, donner un nom à quelqu'un c'est avoir sur lui une connaissance parfaite.

E.         Dans son pouvoir de donner des noms, l'homme fait l'expérience de la solitude. Il ne trouve pas d'être qui lui soit assorti (Gn 2, 20). Il ne trouve pas 'être à qui se donner parce que tous les êtes qu'il rencontre sont des être sur lesquels il exerce un pouvoir. Le don de soi suppose de ne pas être dans une relation de pouvoir, mais de se donner totalement. Il ne peut avoir de communication corporelle avec les êtres qu'il nomme, parce qu'il est une personne et que seule une personne peut être en relation de don avec lui. En prenant conscience qu'il n'a pas de vis à vis assorti, il découvre qu'il est un être exceptionnel dans la création. Il est seul dans toute la création à être une personne. Sa recherche d'une personne assortie manifeste son désir de se donner, de vivre ce don, et en même temps une souffrance de ne pas pouvoir vivre ce don

F.         La découverte de sa solitude est aussi source de grande angoisse. On peut imaginer la profondeur de l'angoisse de quelqu'un qui découvre que son accomplissement est dans le don de lui-même à un autre et qui ne trouve nulle part quelqu'un qui puisse être l'objet et le sujet de ce don. C'est le propre du mythe de Narcisse, qui n'a qu'une solution, c'est de se perdre dans sa propre image. Notons que cette solitude est une solitude radicale et non pas seulement une solitude affective, sentimentale ou sexuelle. À ce moment l'auteur du texte met dans la bouche de Dieu la formule qui va libérer l'homme: «il n'est pas bon que l'homme (adam) soit seul». C'est donc Dieu lui-même qui crée le vis à vis sexué de l'homme, sans que leur nudité sexuelle pose le moindre problème.

 

2. Mystère de communion et d'unité de l'homme et de la femme à travers la création de la femme: «os de mes os», «chair de ma chair» (Gn 2, 21-24).

A.        Le sommeil de l'adam n'est ni une entrée dans un rêve, ni un songe. C'est une torpeur, nous dit le texte. Le mot torpeur est employé 9 fois dans l'Écriture (1 S 26, 12; Gn 2, 21; 15, 12; Is 29, 10; Jb 4, 13; 33, 15; Pv 19, 15; 23, 21; Rm 11, 8). C'est toujours l'œuvre de Dieu soit pour rendre compte d'une alliance entre Dieu et les hommes, soit pour montrer ceux qui n'ont pas su demeurer dans cette alliance. La torpeur est un appel pour l'homme a correspondre à sa vocation. C'est pour cela qu'elle n'est pas nécessairement une perte de conscience, mais qu'elle est plutôt liée à un effroi de se trouver devant Dieu et devant l'enjeu du fruit de l'alliance. Car dans l'expérience de l'homme de la Bible, notamment de Moïse ou d'Élie, on ne peut voir Dieu sans mourir. C'est cette même torpeur que vivront les disciples à Gethsémani. Pour adam, nous sommes devant le plus grand enjeu de la création, devant un moment crucial et solennel de la création, la création de l'humanité sexuée. Avant cela, l'homme n'est pas vraiment image de Dieu. Il ne le sera que lorsqu'il sera homme et femme. On voit donc ici la grandeur et la beauté de la différenciation sexuelle.

B.        On a beaucoup parlé sur la côte d'adam, cherchant à montrer ici aussi la supériorité de l'homme sur la femme. Bossuet parlait avec humour d'une «funeste côtelette», qui serait à l'origine du péché. Ce n'est absolument pas de cela dont il s'agit. Mais si au départ l'humanité dans son ensemble est vue comme adam, dans son existence concrète comme image de Dieu, elle est organisée autour de la différence des sexes. La côte nous rappelle qu'il y a égalité totale d'être entre l'homme et la femme. En d'autres termes, cet élément rappelle que l'homme et la femme sont de la même humanité et qu'il n'y a pas d'antériorité de l'un sur l'autre. Adam sera homme à partir du moment de la création de la femme. Avant il n'y a qu'une humanité indifférenciée. C'est la même vie que se partagent ish et isha. Ce qui veut dire qu'il y a égalité entre les deux personnes.

C.        Les formules bibliques «os de mes os», «chair de ma chair» sont difficiles à comprendre pour nous. Mais comme l'hébreu ne connaît ni les comparatifs, ni les superlatifs, il utilise le redoublement des mots pour les exprimer.  C'est la même chose pour le cantique des cantiques. Pour aller encore plus loin, ces deux expressions ne parlent pas uniquement de l'aspect charnel de l'être, mais de la totalité de l'être. Il faut se rappeler que l'hébreu est une langue imagée et non conceptuelle (être miséricordieux, c'est être long de nez). Cela veut signifier que la femme est «l'être de son être», qu'il n'y a pas dans l'être de différence entre les deux personnes. Ce qui est intéressant, c'est que c'est au moment où se créent les différences morphologiques et sexuelles que l'homme reconnaît l'égalité dans l'être. Et en même temps, Adam célèbre l'autre à partir de son corps, dans les signes de la masculinité et de la féminité.

D.        Quitter son père et sa mère et devenir une seule chair. L'acte sexuel est l'acte qui permet le dépassement de la solitude humaine inhérente à la constitution du corps. Après le chant d'amour de la reconnaissance («os de mes os»); l'acte sexuel réalise l'unité, il est l'expression de la communion. Et c'est précisément dans la communion, y compris sexuelle et tout particulièrement sexuelle, que l'homme est image de Dieu. Mais il ne l'était pleinement qu'aux origines, avant l'existence du péché, qui vient perturber la grandeur et la beauté du désir de communion. Ce qui est beau dans ce texte, c'est que c'est seulement lorsque l'homme sexué est créé que la création est achevée. La sexualité est le signe de la création achevée et complète. Alors l'image de Dieu est présente dans l'humanité et dans le monde. Souvent nous pensons que l'homme est image de Dieu parce qu'il est doué d'esprit ou de raison. Ce n'est nullement ce que dit la Bible, comme nous venons de le voir. Il est image de Dieu, parce que dans son être profond comme dans son corps il est apte à la communion totale, y compris dans sa dimension charnelle et sexuelle.

            De cet aspect, nous pouvons tirer plusieurs éléments:

*          L'expérience de la sexualité dans le sacrement du mariage constitue une véritable révélation, au sens fort du terme, du mystère trinitaire.

*          Le sexe humain n'est pas un attribut accidentel en l'homme, mais qu'il constitue un élément essentiel de son être, le lieu de la reconnaissance et de la communion des personnes. Nous sommes donc homme ou femme dans toutes les dimensions de notre être et non seulement dans la dimension corporelle. Cette différence est le signe de notre identité en tant qu'être.

*          Pour l’homme, aimer n’est pas comme on dit vulgairement un «faire l’amour», mais comme le souligne Gabriel Marcel, aimer de l’ordre de l’être.

*          Il ne peut y avoir de véritable communion que dans la reconnaissance de la différence au sein de l'humanité, différence tant physique que psychologique, affective et spirituelle. C'est pour cela que l'Église ne peut reconnaître la relation homosexuelle comme une relation équivalente à l'hétérosexualité. Il n'y a don et communion qu'au sein de la différence et de la complémentarité, source de fécondité charnelle et spirituelle.

 

3. L'expérience de la nudité qui, à l'origine, n'est pas source de honte.

            Le deuxième récit de la création se conclut sur la notation de la nudité. Si elle est ici mentionnée, ce n'est pas purement par hasard. Cela révèle un état de conscience de l'homme et de la femme par rapport à leur corps. Être nu, c'est se reconnaître vulnérable. L'absence de honte au début de l'humanité montrer que chacun était capable de reconnaître l'autre non pas par rapport à son désir ou à ses pulsions propres, mais par rapport à l'être de l'autre. Le corps était vu dans une totale transparence, avec une pureté de regard qui ne fait pas du corps de l'autre un objet de plaisir et de désir à posséder ou à acquérir pour soi. Le corps vu ainsi est mis en valeur, comme lieu de la communion. Aux origines, l'homme avait sur son corps et sur le corps de l'autre un regard paisible, sûr que l'autre ne fera pas de son corps un pur objet de jouissance. Les signes physiques de la sexualité peuvent alors être contemplés dans leur fonction initiale, dans la beauté de leur finalité première: la communion des personnes. Seule la nudité qui fait de l'autre un objet est source de honte. Dans le regard sur le corps de l'autre, nous sommes invités à entrer sans cesse dans une pureté du regard qui ne considère pas le corps de l'autre comme un simple objet de jouissance, qui avilit la personne et la réduit à son corps de chair que l'on s'approprie. Nous ne sommes plus alors dans l'ordre du don, mais dans l'ordre de la prise, du pouvoir que l'on prend sur quelqu'un. Dans ce même ordre d’idée, il nous faut aussi nous interroger sur la pudeur, qui n’est pas une vertu en soi, mais une partie de la vertu de chasteté. Elle n’est pas pleinement vertu parce qu’elle comporte une part négative. «L’acte psychologique de la pudeur est celui par lequelle j’ai honte de mon animalité. Or celui qui a honte se sépare de ce dont il a honte»[11].

            Ce corps nu est aussi considéré comme n'ayant rien à voir avec l'animalité et comme ayant des signes sexuels qui ne sont pas à cacher. Ce n'est que depuis le péché et dans l'être de péché que nous sommes que le corps et le sexe ont perdu leur innocence première, pour devenir aussi le lieu d'une violence de type animal. La nudité originelle est le signe que pour le Créateur, la sexualité humaine est belle et bonne en soi. L'attrait des sexes est la réalisation du projet divin inscrit au début de la création de l'homme et de la femme. L'homme et la femme se révèlent l'un à l'autre et révèlent Dieu à travers le don de leurs corps, de leur tendresse, de leur affectivité, de leurs psychologies réciproques; leur fécondité est le fruit de cette communion profonde. C'est très différent de la sexualité animale qui correspond à l'impératif biologique de la reproduction et qui ne peut être vécue que pendant les périodes où la femme est apte à la fécondation. C'est un attrait de l'espèce et non de sujets singuliers. Ce n'est en rien une communion, d'autant que l'union physique entre deux animaux n'est pratiquement jamais dans un face à face, et est un acte rapide sans union des êtres dont l'union des corps est l'expression.

 

L'érotisme appartient à l'amour nous a redit récemment Benoît XVI, comme une des composantes au sein du couple de l'amour d'agapè. Il suffit de se reporter au Cantique des cantiques, qui a longtemps gêné l'Église au point d'avoir supprimé ce texte de la Bible.

A.        En lisant ce texte, on voit que l'érotisme n'est pas en soi de l'ordre du mal ni du péché. L'érotisme peut être rempli d'une grande pureté. Dans le Cantique, le corps est la source de la séduction entre deux êtres, mais parce qu'il est considéré comme appartenant à une personne dont il manifeste la beauté et les qualités. Dans ce cas, le corps, loin d'être une entrave au don devient une source du don et le lieu même du don.

B.        L'épouse est vue comme une sœur, manifestant que la relation sexuelle est le rappel de l'unité et l'égalité de l'humanité, au delà des différences. C'est un appel à une tendresse désintéressée, non captative. Dans la création, avant d'apparaître homme et femme, les deux êtres apparaissent comme frère et sœur[12].

C.        Autre expression intéressante: «jardin bien clos, fontaine scellée» désigne le fait que la femme est propriétaire de son corps et du mystère qui l'habite, qu'il ne sera jamais possible de dévoiler totalement. Son époux ne pourra jamais en dévoiler tout le mystère. L'érotisme biblique est contrairement à ce que beaucoup croient un merveilleux plaidoyer en faveur de la dignité de la femme.

D.        «Ne réveillez pas mon bien-aimé». C'est le souvenir du sommeil, de la torpeur initiale, temps de la création, comme si le véritable érotisme, qui met dans une certaine torpeur, renvoyait à l'unité de la création initiale. C'est un beau plaidoyer pour un sain érotisme à l'intérieur du couple, qui permet l'union des corps, célébrant dans un chant érotique la beauté de la création divine. C'est une façon de s'opposer au péché qui guette toute relation sexuelle, la faisant passer de relation de don qu'elle doit être à une relation de pure recherche de jouissance.

E.         La vérité de l'amour humain ne peut être séparée du langage des corps. C'est par le corps et dans le corps que s'exprime le véritable amour humain, celui voulu par Dieu dès la création, celui qui a été élevé à la dignité de sacrement par le Christ et par l'Église. C'est donc par leurs corps que les conjoints doivent trouver les moyens de se dire leur amour, se rappelant que l'éros doit conduire à l'agapè, que l'amour charnel doit conduire à un amour total, à un amour de don total de soi, pour que la joie de l'autre soit parfaite. Le corps reste le lieu de la visibilité du don et de l'alliance de création entre Dieu et l'homme. Le corps est capable de rendre visible ce qui est divin, ce qui est invisible. Dans le corps du Christ, Dieu s'est rendu visible.

 

            À partir de là, on ne peut plus dire que la sexualité vue à travers la Bible se réduit à la fonction procréatrice, d'ailleurs peu évoquée dans le livre de la Genèse, pour ne pas dire pas du tout. L'anthropologie biblique nous rappelle essentiellement que le propre de l'être humain c'est de se donner. Dans cette perspective, la procréation est une surabondance de l'amour, une surabondance du don, qui prolonge la création et l'unité de la création dans l'unité des corps. Ce serait trahir la Bible que de réduire la sexualité à la fonction procréatrice. La communion est première, la procréation est seconde. Mais je n'ai pas dit secondaire. Même le Code de Droit canonique le reconnaît ainsi: «L'alliance matrimoniale, par laquelle un homme et une femme constituent entre eux une communauté de toute la vie, ordonnée par son caractère naturel au bien des conjoints ainsi qu'à la génération et à l'éducation des enfants, a été élevée entre baptisés par le Christ Seigneur à la dignité de sacrement»[13]. Ou encore: «Du mariage valide naît entre les conjoints un lien de par sa nature perpétuel et exclusif; en outre, dans le mariage chrétien, les conjoints sont fortifiés et comme consacrés par un sacrement spécial pour les devoirs et la dignité de leur état»[14]. La fécondité est une authentification de la vérité de la communion, même si la fécondité n'est pas nécessaire à cette vérité. En effet, le fait de ne pas avoir d'enfant, ne remet pas en cause la vérité du mariage.

            La signification du corps humain et de la sexualité humaine demeure, même après le péché. Il reste toujours une lueur de l'innocence originelle qui se manifeste grâce à notre pureté de cœur et à la capacité de correspondre à notre nature d'être de don. Et plus cette innocence originelle sera grande, plus la jouissance sera grande. C'est ce que souligne saint Thomas d'Aquin: «Dans l'état d'innocence, il n'y aurait rien eu dans le domaine de la sexualité qui n'eût été réglé par la raison; non pas que le plaisir sensible eût été moindre. Car le plaisir sensible eût été d'autant plus grand que la nature était plus pure et le corps plus délicat»[15]. On a souvent pensé que la sexualité n'advenait qu'après le péché originel. Mais c'est en réalité à un dérèglement de la sexualité que l'on a alors à faire. Il se manifeste de plusieurs manières dans les relations homme-femme:

1. Honte du corps. La nudité n'est plus vécue dans la transparence originelle Gn, 3, 6-9. Adam et Ève cherchent alors à cacher les signes physiques de leur sexualité. Signe premier du péché originel n'est pas par rapport à Dieu mais dans l a relation du corps de l'un à l'autre. Souvent on pense que le péché originel est le péché sexuel, mais ce n'est pas ce que dit la Bible. La bible parle de mange l'arbre de la connaissance, et non pas la pomme, dans la tentation d'être comme Dieu. C'est-à-dire la tentation de ne plus vouloir être dans la création, de ne plus vouloir dépendre de Dieu. C'est le refus de la filiation, de l'alliance, de la vie dans le don, pour être comme le disait Nietzsche causa sui, désir de chacun d'être sa propre origine. Vouloir cacher son corps dans le domaine de la sexualité, c'est refuser d'utiliser son corps comme lieu de relation et de communion. Cette réflexion doit inviter les couples à voir comment ils vivent dans le domaine de leur relation le rapport à leur propre corps et au corps de l'autre. Cela suppose aussi la prise en compte des temps du corps de l'autre, notamment du corps féminin qui, dans son rythme, a des périodes fertiles et infertiles, et n'a sans doute pas les mêmes désirs sexuels que le corps de l'homme. Autant d'éléments auxquels il importe d'être attentif dans la relation sexuelle.

2. Volonté de domination de l'un sur l'autre. Lé péché met davantage en avant la fonction de plaisir personnel de la relation sexuelle, plutôt que la signification de communion; ce qui pervertit le rapport de l'un à l'autre, rapport qui demande donc en permanence à être purifié pour ne pas se trouver réduit au rang de rapport animal, donc essentiellement pulsionnel. Pour cela, la relation charnelle doit être intégrée dans l'ensemble de la vie amoureuse du couple, non pas comme l'unique fin à réaliser, mais comme une des fins dans toutes les harmoniques de la vie amoureuse du couple. En d'autres termes, la relation génitale n'est pas la totalité de la relation amoureuse, ni de l'épanouissement de la personne et du couple. Sinon, les célibataires seraient tous des gens déséquilibrés. Le péché nous porte aussi à penser d'abord à nous, et donc à vouloir une sexualité de plaisir, faisant de l'autre un pur objet, que ce soit de plaisir, d'appropriation, de valorisation personnelle ou même de procréation. Les signes corporels de la masculinité et de la féminité, qui sont invitation au don, deviennent alors des signes de pur plaisir, d'enfermement sur soi, de jouissance pour soi. Toute personne dans un couple doit pouvoir s'interroger. De même, toute personne doit pouvoir s'interroger sur la gestion de son corps et de ses pulsions, à la lumière de l'anthropologie et de la théologie que je viens de développer. Un sain regard sur le corps invite à se préserver et à préserver le corps de l'autre de tout ce qui est opposition au don, qui ne peut se réaliser que dans le don total de soi et pour toujours à l'autre. Car une fois que l'on a donné son corps à quelqu'un on a tout donné, et on ne peut pas le reprendre.

3. Désunion, car au lieu d'être orientée vers la communion, la sexualité a tendance à aller avant tout à la recherche du plaisir personnel. C'est dans le cœur que tout commence, comme le dit Jésus lui-même (Mt 5, 22-27). L'adultère commence dans le cœur, dit Jésus: c'est le désir de jouissance à travers le regard que l'on porte sur le corps de l'autre et dont on veut user pour trouver le plaisir dont on pense avoir besoin. Dans une telle démarche, il y a absence d'unification de la personne, qui met en œuvre des désirs partiels, désirs de jouissance, et non un désir plénier, le désir de don. On peut dire qu'il y a alors distorsion entre le désir et l'acte, entre le regard et le cœur. Le regard est à la recherche de jouissance immédiate alors que ce qui comble le cœur est la donation de soi; il y a aussi distorsion entre le corps et le cœur. Le corps agit indépendamment du cœur, et n'est plus gouverné ni par le cœur ni par la volonté. «En effet, nous savons que la Loi est spirituelle; mais moi je suis un être de chair, vendu au pouvoir du péché. Vraiment ce que je fais je ne le comprends pas: car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais. Or si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais, d'accord avec la Loi, qu'elle est bonne; en réalité ce n'est plus moi qui accomplis l'action, mais le péché qui habite en moi. Car je sais que nul bien n'habite en moi, je veux dire dans ma chair; en effet, vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l'accomplir: puisque je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas. Or si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui accomplis l'action, mais le péché qui habite en moi. Je trouve donc une loi s'imposant à moi, quand je veux faire le bien; le mal seul se présente à moi. Car je me complais dans la loi de Dieu du point de vue de l'homme intérieur; mais j'aperçois une autre loi dans mes membres qui lutte contre la loi de ma raison et m'enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux homme que je suis! Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort? Grâces soient à Dieu par Jésus Christ notre Seigneur! C'est donc bien moi qui par la raison sers une loi de Dieu et par la chair une loi de péché» (Rm 7, 14-25).

            C'est aussi la désunion entre les personnes, car il y a absence d'harmonie entre les deux êtres sur le plan des corps et des cœurs. C'est pour cela que les couples doivent travailler à la connaissance et à la reconnaissance du corps et du cœur de l'autre, sans peur, sans honte. C'est pour cela aussi que dans le dialogue conjugal, il importe de rendre compte à l'autre, sans honte, de ce que la vie amoureuse, et notamment la relation charnelle, produit. Pouvoir dire ce que l'on ressent, ses peurs, ses plaisirs, ses joies, ses difficultés, autant d'aspects qui permettent une plus grande communion, car ils favorisent une plus grande union. Souvent les hommes ont plus de difficultés à livrer cette intimité à l'autre, en raison d'une part de leur tendance à se croire supérieurs dans l'ordre de la sexualité. Leur sexe étant extérieur, et pouvant se montrer apparaît comme un attribut de puissance. Et, d'autre part, en raison d'un manque d'intériorité, contrairement à la femme.

            L'union de Sara et de Tobie nous montre un autre aspect. Parce qu'avant de s'unir ils prennent le temps de prier, ils montrent que leur amour n'est pas purement animal mais qu'il s'inscrit dans le cadre de la filiation divine, qu'il est le résultat de l'alliance entre Dieu et l'homme dans la création, et que la fonction de l'amour, c'est d'être plus fort que la mort, parce qu'il met du côté de Dieu et qu'il correspond à la vocation de l'homme et de la femme, s'il est fait non par recherche de plaisir immédiat, mais par désir de communion. Tobie et Sara remercient Dieu de leur avoir donné un corps pour s'aimer. Le langage des corps devient alors prière de louange et d'action de grâce envers le Dieu créateur. Sara et Tobie situent ainsi leur amour dans le cadre de l'alliance éternelle de Dieu, qui le rend plus fort que la mort (Tb 8, 5-8).

            Le summun se trouvera au début de l'Évangile de Jean, qui résume à sa manière l'anthropologie initiale. En effet, le premier miracle de Jésus se réalise au cours d'un mariage. C'est l'instant où Jésus parle de son Heure, comme si le mariage était le lieu de l'anticipation de l'Heure de la création et de la Rédemption. D'autre part, l'intervention de Marie auprès de son Fils est extraordinaire. Je ne sais si vous avez déjà fait attention. Marie ne dit pas: «Ils n'ont plus de vin», ce qui ne serait que la pure vérité. Mais elle dit: «Ils n'ont pas de vin», soulignant par-là que seule l'activité créatrice et rédemptrice du Christ donne le sens ultime de la relation homme-femme, intégrant cette relation dans tous ses aspects, charnel, tendresse, amitié, don, dans l'acte de Rédemption.Dans l'ordre de la Création et de la Rédemption, le corps humain a une dignité insigne et a donc toute sa place. Jésus, grâce à sa mère, place ce mariage dans le cadre de l'anticipation de l'Heure, de la rédemption, qui donne son sens à tout geste humain d'amour.

            Je pense que la liturgie eucharistique elle-même, parce qu'elle est le don total du Christ, qui par l'Incarnation a pris chair, pour que notre chair soit glorifiée, nous permet de saisir le sens même de l'amour humain. L'amour humain vécu dans la ligne du don de son corps par le Christ a cette haute valeur d'appel à la sainteté à travers la don de soi dans l'exercice de la communion des personnes. Le sacrement de mariage communique une grâce propre aux époux pour la construction de leur vie conjugale et pour les œuvres propres au mariage. Il vient régénérer l'union intime de leurs corps et de leurs cœurs. L'Eucharistie nous montre aussi que dans le don de soi il y a, dans la suite de la Passion et Résurrection du Christ, une rédemption des corps.

            La communion des personnes dans l'union charnelle est une pédagogie de la relation à Dieu.

            La chasteté, y compris dans la vie conjugale, est la route de la liberté et de la sainteté, pour maîtriser ce qui a trait à l'excitation et à l'émotion.

            La norme éthique de la sexualité telle qu'elle est présentée par Humanae vitae consiste à ne jamais séparer le sens de communion et de fécondité.



[1] Traité de l'Amour de Dieu, 3, 8.

[2] IV Sent. Dist. 26, a 2, q. 2, conclusion.

[3] Cf. Denys l’Aréopagite, Les noms divins, IV.

[4] Cf. Benoît XVI, Deus caritas est, n. 7-8.

[5] Gaudium et Spes, n. 48.

[6] Humanae vitae nn. 2; 13.

[7] On peut aussi consulter Jean-Paul II, La boutique de l'orfèvre.

[8] Amour et responsabilité, Paris, Éditions Stock (1978) 52.

[9] Lacroix Jean, Personne et amour, Paris, Seuil (1955), p. 25.

[10] Cf. Le commentaire fait par Jean-Paul II au cours des Audiences générales.

[11] Lacroix Jean

[12] Jean-Paul II, audience générale du 13 février 1980.

[13] C.I.C., n. 1055.

[14] C.I.C., n. 1134.

[15] Somme théologique I, q. 98, a. 2, ad 3.