Les Equipes 3 ans fêtent leurs 20 ans le 1er avril 2006

 

LE PLAISIR

Conférence de Michel Rouche, professeur d’Histoire en Sorbonne

Illustrations : Bernard Debelle

           

            L'histoire du plaisir et l'histoire de la sexualité suscitent un intérêt de plus en plus grand. Mais c'est un sujet extrêmement difficile à traiter. Parler du plaisir ou écrire sur le plaisir semble absolument impossible. Le plaisir est du domaine du non dit ou de l'indicible. Quoi qu'il en soit, le plaisir ne laisse pas indifférent, il est tantôt accepté, voire idolâtré, tantôt repoussé violemment.

Il y a comme une dialectique de la liberté par rapport au plaisir, avec, à certaines époques, des tentatives pour le dominer par la toute puissance de la volonté et l'impression que la liberté va enfin maîtriser ce cheval sauvage, ou, à d'autres moments, l'abandon de toute attitude de liberté dirigée, partant du principe, qu'après tout, mieux vaut se laisser aller directement à son élan et renoncer, en définitive, à toute pratique de liberté. Il y a donc un mouvement de balancier qui traverse toute l'histoire avec des phases de libéralisme à outrance ou des phases de puritanisme.

 

Rappelons tout d'abord que lorsque le christianisme intervient dans l'histoire, il introduit la notion de liberté. En effet, dès le début de l'ère du christianisme, les Pères de l'Église ont insisté sur le fait que c'est le consentement qui fait les noces. Ils ont repris, en fait, le vieil adage du jurisconsulte romain Ulpien : "consensus facit nuptias", c'est le consentement qui fait les noces, ce qui revient aussi à dire que c'est la liberté qui fait les noces.

Or il faut bien constater, sur le plan historique, que cette liberté du consentement des époux n'a pas existé pendant les débuts du christianisme. Les parents ont continué à décider à la place des enfants. Et l'on comprend bien que dans un système où il y a obligation d'accepter un conjoint imposé, le plaisir n'est pas vécu de la même manière que dans un système de libre choix. On a tendance à le vivre ailleurs, en dehors du mariage.

Donc, en ce qui concerne la manière dont le plaisir est vécu, il nous faut être prudent dans l'interprétation de la documentation dont nous disposons car elle peut être trompeuse. Elle doit être étudiée avec beaucoup de soin pour essayer de discerner s'il y a effectivement liberté en action ou refus de la liberté, ou, plus important encore, s'il y a réalité ou fantasme, étant donné qu'il y a des plaisirs imaginaires qui ne correspondent jamais au plaisir tel qu'il est vécu.

Où commence la réalité, où commence le fantasme ? Ce doit être l'interrogation fondamentale de l'historien. Cette dualité est d'ailleurs soulignée par deux ouvrages récents du 20ème siècle, l'un écrit sur le plaisir de Dieu et l'autre écrit sur la tyrannie du plaisir.

Nous sommes, en quelque sorte, tiraillés entre ces deux tendances et nous allons essayer de retrouver ce mouvement de balancier entre le plaisir sacralisé, le plaisir maîtrisé dans les systèmes de chrétienté et le plaisir laïcisé, après le refus de toute référence chrétienne, avec une liberté qui tourne au libertarisme le plus complet.

 

Un premier point à souligner à propos du plaisir sacralisé, c'est que, contrairement aux propos de certaines féministes, notre histoire a commencé par une phase matriarcale, une phase durant laquelle la femme dispense les plaisirs, dans tous les sens du terme. C'est elle qui apporte aussi les enfants à la tribu. Et cette femme, ou ces femmes, vivant en état de polyandrie, ont, effectivement, toutes les satisfactions possibles et imaginables. C'est le plaisir à l'état naturiste si l'on peut dire. C'est donc un système qui ignore tout interdit, qui ignore l'adultère, qui ignore l'inceste, etc.

Les féministes sont particulièrement furieuses quand on donne des exemples de ces types de sociétés matriarcales, et considèrent que jamais, au grand jamais, les femmes n'ont eu le pouvoir.

Malheureusement, force est de constater que non seulement elles ont eu le pouvoir, mais encore, qu'elles ont continué à le garder d'une manière plus ou moins grande, plus ou moins obscure, plus ou moins cachée, lorsque la phase patriarcale s'est instaurée, ne serait-ce que par le biais de ce que les anthropologues appellent d'un mot pudique, technique, et scientifique : la matrilinéarité, qui signifie, qu'en réalité, la femme continue à diriger grâce aux liens du sang. Elle estime que les liens du sang sont beaucoup plus fondamentaux que la parole d'alliance qu'a apporté le christianisme.

 

Le système patriarcal a donc hérité d'une violente hostilité envers le matriarcat. Cela explique pourquoi les femmes ont été soumises dans ce système au pouvoir masculin et que l'on ait pratiqué à Rome le mariage des impubères. On a découvert assez récemment, que des enfants de 7 à 12 ans ont été mariés par leurs parents. Ainsi, la première union charnelle était, en quelque sorte, une espèce de viol légal, et le plaisir, de ce fait, ne pouvait être éprouvé que dans l'exercice d'une certaine violence.

Il y a une association entre plaisir et violence qui explique pourquoi les sociétés de l'antiquité romaine ou grecque, sont des sociétés en déséquilibre. On y est persuadé, à cause du souvenir de l'époque matriarcale, qu'il faut marier les femmes le plus tôt possible. Cela paraît absolument indispensable à cause, disait-on, de la hâte de leur plaisir : "elles ne pensent qu'à ça !". Le plaisir féminin est quelque chose de capital et comme on ne sait pas comment se défendre devant les manifestations de ce désir féminin absolument dévorant, on a inventé des solutions qui ont été à peu près générales dans toutes les civilisations, aussi bien au Japon que dans l'Empire romain. Devant cette situation de la méconnaissance du plaisir féminin, on a divisé le statut des femmes en trois. Cette idée a été exprimée par un auteur que l'on a cru être Démosthène, mais qui n'est pas Démosthène, dans un discours intitulé "contre Néaïra". Ce pseudo Démosthène nous dit, qu'au fond, une façon de résoudre le problème du plaisir, c'est de diviser les femmes en trois catégories :

 

Les philosophes antiques considèrent que l'orgasme est une petite mort, qu'il conduit aux portes de la mort, ce qui n'est pas normal. Il s'agit, pour eux, d'un plaisir divin, d'origine divine. Ce sont les dieux qui l'inspirent. Par conséquent, pour entrer en communication avec les dieux, qui sont des dieux forcément extérieurs à l'humanité, il n'y a qu'une solution, c'est la pratique des prostitué(e)s sacré(e)s, prostitué(e)s de sexe masculin ou féminin, présents tous deux dans les temples de l'antiquité païenne. Ainsi, lorsque l'on va au temple, en s'unissant à un ou une prostitué(e), on s'envoie au 7ème ciel, et c'est une manière de communiquer avec dieu. On est dans le domaine du plaisir sacralisé, du plaisir qui est totalement inconnu et qui est, en même temps, appétissant dans tous les sens du terme, puisque les hommes , et les femmes aussi, se tendent de plus en plus vers lui.

Cela aboutit à une société qui sépare le plaisir et la procréation, ce que le christianisme a refusé et proposé, au contraire, de réunir.

Et lorsque les écrivains parlent de ces questions ce sont toujours les mêmes clichés qui reviennent et qui expliquent pourquoi la femme est infériorisée dans la société patriarcale. C'est le célèbre Ovide qui, dans son Art d'aimer, estime que "libido feminae acrior est quam masculea", la libido féminine est beaucoup  plus importante, beaucoup plus aiguë, beaucoup plus violente que celle des hommes. Les femmes jouissent beaucoup plus, plus souvent, mieux que les hommes. Par conséquent, c'est quelque chose de dangereux. La misogynie vient de cette impression que les femmes ont plus de puissance, plus de pouvoir de jouissance, et que l'on ne peut rien faire sur leur liberté personnelle, on ne peut que subir cet assaut. C'est Juvénal, l'auteur stoïcien, qui, dans la Satire 3 contre les femmes, n'hésite pas à nous décrire l'impératrice Messaline, peu satisfaite par l'empereur Claude, revenir du bordel le soir, "lassata sed non satieta". Elle a eu beau s'unir à plusieurs reprises à plusieurs hommes, elle a beau être fatiguée, elle n'est pas satisfaite.

Dans l'antiquité romaine et païenne le plaisir féminin est vu comme une sorte de monstre dévorant.

 

En même temps c'est une civilisation où l'on divinise le sexe avec deux représentations :

Ceci explique que dans certaines églises romanes ces thèmes païens réapparaissent parfois. On trouve dans les églises romanes du 9ème ou du 10ème siècle des sculptures ou des statuettes de ce type représentant des femmes montrant leur vulve au public. C'est une réminiscence du vieux paganisme rémanent de la sacralisation du plaisir féminin.

Il est très curieux de ce point de vue, de se rappeler qu'en latin, la verge est appelée fascinus, et fascinus en français a donné le mot fascinant. On est complètement médusé, comme par la déesse Méduse qui se trouve sur la poitrine de la déesse Athéna, qui fige, pétrifie complètement ceux qui la regardent.

On est donc devant quelque chose d'épouvantable, de terrible. On s'approche de quelque chose de divin sans arriver à s'en emparer vraiment.

Il n'empêche que cette vénération à l'égard du membre viril a duré très longtemps. Saint Augustin nous raconte que dans les villes d'Afrique du Nord, où il a passé toute son enfance, il y avait chaque année une grande cérémonie avec une procession en l'honneur du dieu Priape. On exposait à la vue de tout le public, sur les chars du cortège, un gigantesque phallus, représenté dans des dimensions quasiment anormales. Et les femmes de la ville se disputaient pour savoir laquelle serait élue pour poser une couronne de lauriers sur le fascinus, sur le phallus, devant tout le monde, sous les applaudissements de la foule. Et tout le monde était joyeux à l'expression de ce couronnement du phallus.

Même dans les parades gay d'aujourd'hui, nous ne retrouvons pas l'intensité de ce paganisme primitif. Bien que nous prétendions être des gens libres, nous avons traversé 19 siècles de christianisme, ce qui fait que nous n'arrivons plus à reproduire, heureusement d'ailleurs, cette sorte de sacralisation du membre viril.

Voilà donc une sacralisation du plaisir qui va très loin puisque l'on a retrouvé des phallus sculptés avec des ailes, on en a retrouvé plantés dans les cimetières comme protection du mort, en tant que symbole de vie et de résurrection.

Symboliquement, pratiquement, cette adoration du plaisir dans les manifestations de la génitalité, conduit donc à la conception d'un monde où il y a divinisation et incompréhension devant le plaisir, lequel est en quelque sorte subi. On ne peut pas parler de pratique de la liberté dans cette conception-là.

 

Une chose est sûre : dans l'antiquité grecque et romaine, non seulement le plaisir est divinisé mais il est pratiqué hors mariage. On est dans un domaine où, finalement, on estime que le véritable amour, la véritable expression de tendresse que l'on peut avoir envers l'autre, ne peut pas se trouver à l'intérieur du mariage puisque l'époux ou l'épouse vous a été désigné. Par conséquent, les concubines, esclaves ou non, sont là pour apporter un amour qui est beaucoup plus comblant, au point que l'on peut considérer que, à la fin de l'empire romain, le concubinat est devenu majoritaire par rapport au mariage. Le mariage est déprécié, il devient minoritaire.

Chacun a une femme avec laquelle il vit. On va jusqu'à voir certains grands propriétaires ou certains aristocrates du monde romain se faire enterrer avec leur ancienne concubine esclave. Cela se remarque sur les inscriptions des pierres tombales. Par exemple : "Publius Servus Tullius cum liberta sua", avec son affranchie. Ce qui signifie que cet homme est tombé amoureux de son esclave, qu'il l'a affranchie pour cette raison et qu'il a découvert avec elle quelque chose d'effectivement intéressant, qui valait la peine d'être vécu.

 

Du coup, cette société éclate petit à petit en morceaux et réagit avec une hostilité profonde envers le plaisir. Comment se débarrasser de ce truc auquel on ne comprend rien. Ce qui conduit à la réaction stoïcienne ou à la réaction épicurienne, car les épicuriens, contrairement à ce que l'on a pu dire, sont des gens qui veulent domestiquer le plaisir.

Les stoïciens, les épicuriens, Plutarque, Sénèque, se méfient de la passion amoureuse parce que justement dans la passion amoureuse, on éprouve cet élan fantastique qu'est l'orgasme des deux amants. Il faut s'en débarrasser.

C'est Sénèque puis Musonius Rufus qui disent que c'est aimer sa femme d'un amour adultère que de l'aimer avec passion. Pour ces païens, le plaisir est englobé dans la passion. La passion est refusée parce que, pour eux, elle est source de mort, elle fait commettre des folies à l'humanité. Il faut donc, à tout prix, s'en débarrasser.

Cette morale stoïcienne apparaît tellement séduisante, tellement pratique, tellement juste que même des Pères de l'Église qui ont une formation classique, littéraire romaine, se laissent influencer par elle.

Saint Jérôme, par exemple, qui est très pessimiste sur le plan de la sexualité, finit même par adopter certains principes stoïciens. Cela n'a pas été sans mal pour l'histoire du christianisme que d'avoir vu confondre la morale stoïcienne avec le christianisme, car il en est resté une méfiance extraordinaire à l'égard du plaisir, considéré comme quelque chose d'épouvantable, comme quelque chose qui désarticule la personne humaine, qui lui enlève toute liberté, qui fait qu'elle est esclave de la recherche du plaisir, de l'orgasme considéré comme une petite mort.

Alors, le courant puritain, qui se prétend être un courant de liberté, de domination de la sexualité, de domination du plaisir dans l'union charnelle, va se développer dans ce monde romain finissant. Il va passer, en particulier, dans des sectes hérétiques, comme l'encratisme qui refuse l'union charnelle ou encore le manichéisme qui considère que l'union charnelle est quelque chose d'épouvantable, qui perpétue la matière. Il faut se débarrasser de l'union charnelle, donc s'abstenir du sexe, repousser tout cela avec horreur.

Au cours du Moyen Âge chrétien, on peut considérer que nombre de moines ont été dans une tradition pessimiste tandis que si l'on regarde du côté du clergé ou de l'épiscopat, on s'aperçoit qu'il y a deux poids et deux mesures.

Le monde monastique ayant effectivement à surmonter le problème de l'union avec Dieu, se trouve évidemment en proie à toute une série de fantasmes sexuels, à l'exemple des fameuses tentations de Saint Antoine. Pour se débarrasser de ces tentations, le monde monastique les repousse violemment. Alors que les évêques et le clergé, au contact des populations, se rendent compte, eux, que la situation est complètement différente.

On voit donc apparaître deux courants dans le christianisme : le courant pessimiste à l'égard du plaisir et le courant optimiste.

Le pessimisme d'origine romaine, d'origine laïque en même temps que monastique, disparaît dans le Moyen Âge classique du 11ème au 13ème siècle, mais réapparaît lors de la crise du 14ème et du 15ème siècles. Aux 14ème et 15ème siècles on est persuadé que les demandes de maîtrise de la sexualité dans le mariage prônées par l'Église sont irréalistes, impossibles à vivre. Après une première réussite, la crise du Moyen Âge voit donc réapparaître la mort qui frappe de tous les côtés du fait des épidémies et une liberté des mœurs absolument extraordinaire. Ce qui fait qu'aux 14ème et 15ème siècles on en arrive à se dire que la seule manière de s'en sortir, c'est de trouver un exutoire pour ces malheureux qui n'arrivent pas à maîtriser librement leur sexualité. C'est donc l'époque où les municipalités, parfois les États comme Venise, ont créé les baux à ferme des bordels pour laisser les jeunes gens épuiser leur trop plein glandulaire dans ces établissements. L'idée a été reprise au 19ème siècle sous l'influence des médecins qui sont, à cette époque, purement antichrétiens, partisans des idées voltairiennes. Le Docteur Parent du Châtelet par exemple a fait une grande enquête sur les 135 bordels de Paris vers 1830/1840 et en concluait qu'ils étaient nécessaires, qu'on ne pouvait pas s'en débarrasser. Selon sa propre expression, il fallait garder et surveiller médicalement les bordels pour en faire un "égout séminal".

 

Ainsi, le puritanisme n'est pas quelque chose qui est caractéristique de l'Église ou du mouvement monastique, il est courant. Il se trouve aussi bien dans la civilisation indienne que dans la civilisation chinoise. Le puritanisme part de l’idée que la liberté peut s'exercer et aboutir à une maîtrise totale, volontaire de la sexualité. On peut y arriver à coup de volonté. C'est l'impératif catégorique d'Emmanuel Kant dans "Les prolégomènes à toute métaphysique future". L'impératif catégorique fait que nous savons où est notre devoir, et ce devoir, la maîtrise de la sexualité, nous parviendrons à le remplir. Ce qui est complètement faux !

 

Après une deuxième phase de puritanisme aux 14ème et 15ème siècles, on en a une troisième de 1750 à 1950. Il s'agit essentiellement là encore, de maîtriser la sexualité sans le dire, mais avec des comportements complètement hypocrites à l'égard du plaisir. Premier comportement hypocrite : Aux 14ème et 15ème siècles, le mariage intervenait souvent entre un homme relativement âgé et une jeune femme de 17/18 ans. A ce moment-là, la jeune femme était suffisamment soumise ou suffisamment ignorante pour que, dans le cas où elle n'éprouve pas le plaisir, tout se passe bien, et dans le cas où elle en éprouve, tant mieux puisque c'est le mari qui le lui aura appris. Au moins il ne sera pas cocu. En effet, la grande peur de toute cette civilisation c'est l'adultère féminin, l'adultère masculin n'ayant, lui, strictement aucune importance.

 

Deuxième situation, encore plus hypocrite : C'est celle que les historiens appellent pour le 17ème, 18ème et 19ème siècles le double standard. Que ce soit chez les aristocrates, parfois chez les bourgeois des villes il y a d'une part les épouses, parfaitement disciplinées, parfaitement pieuses, surtout dans les milieux protestants anglais ou scandinaves et d'autre part les maîtresses que l'on peut avoir à droite et à gauche qui apporteront les joies du plaisir enfin partagé.

Les dictionnaires médicaux du 19ème siècle sont extrêmement intéressants là-dessus. Bien qu'ils soient rédigés par des médecins voltairiens, amis des lumières, ils éludent les questions touchant la sexualité féminine. Ainsi au mot "frigidité" on ne trouve qu'un article extrêmement court : "voir impuissance". Et au mot "impuissance", ne figure que la description des occasions d'impuissance masculine, ce qui n'a rien à voir avec la frigidité. On ne parle pas du plaisir féminin. Le puritanisme fait le silence le plus total sur cette question.

Autrement dit, on est dans un monde où le plaisir étant sacralisé, non intégré au mariage, on est dans une persuasion intime que finalement le plaisir mène à la mort et que l'amour c'est la mort.

 

On peut se poser la question de savoir s'il a existé une époque de plaisir maîtrisé ? La réponse est, qu'en fait, il y en a eu plusieurs.

Le christianisme a apporté évidemment un texte de référence, le célèbre Cantique des Cantiques. Mais il faut souligner qu'à côté du Cantique des Cantiques, qui a été très commenté au travers toute l'histoire du christianisme, il y a aussi le récit de Tobie. Le récit du mariage de Tobie et Sarah est intéressant parce qu'il est là pour apprendre aux chrétiens à faire attention à ce que l'amour ne soit pas source de mort. On se souvient que 7 fois de suite, le démon Asmodée a tué l'époux de Sarah au moment où il entrait dans la chambre nuptiale. Cela veut signifier que dans une perspective païenne l'amour c'est la mort ! Mais, à l'instigation de l'ange Raphaël, avant le mariage de Tobie et de Sarah, un poisson a été sacrifié, son foie brûlé en sacrifice, et Tobie ne meurt pas, bien que le beau-père, pessimiste, ait déjà commencé à lui creuser une tombe pendant la nuit de noces. Cela signifie que, dans une perspective chrétienne, l'amour n'est plus la mort. En effet, le sacrifice du Christ, car le poisson c'est le symbole du Christ, va changer complètement l'histoire des relations entre l'homme et la femme. Désormais il va y avoir un amour qui est source de vie et non plus source de mort.

A partir de ces textes, on voit s'établir une doctrine sur l'amour conjugal, et cet amour conjugal, là encore, est difficilement compris, même par les chrétiens. Comme nous l'avons vu précédemment, il s'établit deux courants : le courant pessimiste et le courant optimiste. Des pessimistes on en trouve à foison dans l'histoire de l'Église : Saint Jérôme, Grégoire le Grand qui déclare que le plaisir dans l'union charnelle est plus ou moins peccamineux ; Vincent de Tournay et toute la longue lignée des Jansénistes qui ont constamment considéré qu'il fallait à tout prix faire le silence sur cette question.

Mais d'un autre côté, et c'est frappant d'un point de vue historique, on trouve également beaucoup d'optimistes dans l'Église qui ont affirmé que le plaisir fait partie de l'union charnelle, qu'il est bon et voulu par Dieu. Mais, curieusement, on parle fort peu de tous ces gens-là ! On peut citer Lactance, un écrivain laïque, Méthode d'Olympe, Pierre Lombard évêque de Paris, Thomas d'Aquin dont les thèmes favoris sont bien connus, et surtout, saint Alphonse Marie de Liguori qui est le grand pasteur optimiste du 18ème siècle qui a eu une influence énorme au point que les protestants anglais étaient constamment en train de protester contre les "subtilités italianisantes du dénommé Liguori". Le puritanisme anglais était vraiment très choqué par les consultations en matière de sexualité d'Alphonse de Liguori.

A mi-chemin entre pessimisme et optimisme il y a saint Augustin, qu'on a longtemps classé parmi les pessimistes mais que l'on commence vraiment à mieux connaître. En effet, les 35 volumes d'Augustin ont été mis sur ordinateur et, en comparant ce qui est concordant, on peut mieux connaître ce qu'il dit de ces questions-là. On s'aperçoit en classant chronologiquement les ouvrages d'Augustin, que plus les années passent, autant les premières œuvres d'Augustin sont pessimistes parce qu'il sort de son expérience de quasi mariage, de 14 ans de concubinage avec une inconnue qu'il a tellement aimé qu'il ne nous a jamais donné son nom, autant ses dernières œuvres sont, elles, de plus en plus optimistes. C'est-à-dire que son expérience de pasteur et son expérience d'évêque, lui ont permis de mieux comprendre ce qui se passe dans l'amour entre un homme et une femme.

Ce qui est étonnant c'est qu'à 74 ans, Augustin a corrigé son œuvre, en rédigeant les "Retractationes", les "Révisions". Il a repris les 35 volumes en les relisant de façon critique à la lumière de son expérience. Dans le "De nuptiis et concupiscentia", par exemple, il s'est aperçu qu'il avait utilisé le mot de libido dans deux sens, ce qui pouvait rendre sa pensée incompréhensible. En effet, il avait employé le mot libido tantôt au sens de désir égoïste de possession, tantôt comme un simple mot technique exprimant le désir. Il a donc voulu exprimer clairement que, finalement, le désir n'est pas mauvais, et que l'union de l'homme et de la femme n'est pas mauvaise en soi. C'est tout à fait à la fin de sa vie qu'il a dit ceci.

Il a été suivi par l'évêque Jonas d'Orléans en 829, et l'idéal stoïcien puritain qui anime les pessimistes, a été effectivement contrebattu durant tout le Moyen Âge classique du 11ème au 13ème siècle. Le commentaire du Cantique des Cantiques par saint Bernard est, de ce point de vue, tout à fait remarquable, le langage mystique de l'union du Christ et de l'Église est complètement transféré dans le langage physique de l'union de l'homme et de la femme. Il y a ici un accord parfait entre les deux vocabulaires, même si saint Bernard insiste plus sur l'aspect mystique et ecclésial que sur l'aspect humain du mariage.

 

En tous cas, dans le monde à dominante rurale du Moyen Âge, l'union charnelle est quelque chose de tout à fait naturel, le plaisir est public, il n'y a pas d'intimité, étant donné que les gens vivent dans une seule pièce et couchent nus.

L'intimité est une conquête récente qui a permis justement une meilleure compréhension et une meilleure vie du plaisir. L'intimité apparaît au Second Empire avec les appartements haussmanniens. Auparavant, le plaisir était quasiment public, d'où le langage cru, le langage gaillard, le langage vert concernant le plaisir. Ceci explique que le sentiment amoureux est en quelque sorte bloqué par la publicité de ces unions où la prouesse sexuelle l'emporte sur l'expression de la communication de l'amour envers l'autre.

Il est très caractéristique qu'une première tentative d'éducation du plaisir ait été faite par l'Église. On s'aperçoit avec une certaine surprise, que le fameux traité d'Ovide, l'Art d'aimer, publié à l'époque d'Auguste et qui lui a valu d'être exilé à Constansa en Roumanie, a été traduit en français par Jacques d'Amiens en 1214 et 1215 pour les deux premiers livres et en 1264 pour le troisième et dernier livre. Jacques d'Amiens ajoute d'ailleurs, des gloses manuscrites sur la traduction, au cas où les gens n'auraient pas compris alors que pourtant le langage d'Ovide est extrêmement clair. Et l'on a des centaines et des centaines de manuscrits de L'Art d'aimer d'Ovide. Ce livre a été diffusé à travers toute l'Europe occidentale, malgré l'existence de phrases qui peuvent aujourd'hui nous surprendre telle que : "la volupté est à son comble lorsque, vaincus par elle, l'amant et l'amante succombent en même temps". Et il y a beaucoup d'autres phrases du même type.

Ce livre, traduit dans la première moitié du 13ème siècle, a toujours été autorisé par l'Église. Il n'en est pas de même pour le traité "De amore" d'André Le Chapelain, un chanoine. Il s'agit d'un traité d'amour courtois, c'est-à-dire qui enseigne l'amour adultère. Il y a, en effet, une grande conviction dans les couches sociales les plus élevées de cette époque au Moyen Âge qui est que finalement on ne peut pas éprouver d'amour dans le mariage. Les femmes font l'amour soit par devoir comme on dira plus tard au 19ème siècle, soit pour avoir des enfants. Donc ce n'est pas jouissif. La seule solution pour jouir, c'est d'arriver à tomber amoureux d'une femme mariée et de devenir son amant et de coucher avec elle. Parce qu'en plus, il se rajoute quelque chose d'extraordinaire, un piquant supplémentaire : la jalousie du mari. Du fait de la jalousie du mari, on jouit encore plus, c'est encore mieux !

Dans ce contexte, le traité d'André Le Chapelain a été interdit par Étienne Tempier évêque de Paris en 1277. Mais le traité d'Ovide, lui, n'a jamais été interdit alors qu'il est intégralement païen. C'est bien la preuve que l'on essaie de faire prendre conscience aux gens et d'attirer leur attention, sur le fait qu'on peut savoir s'aimer et qu'on peut apprendre à aimer. L'art d'aimer d'Ovide a été considéré comme un art, au vrai sens du mot, un manuel de scholastique, un manuel d'apprentissage. Il a été d'autant plus diffusé qu'il fallait lutter contre une conception qui continuait à être très forte à cette époque là, à savoir le fameux thème païen : l'amour c'est la mort.

Ce thème de l'amour c'est la mort on le retrouve d'ailleurs dans tous les grands mythes de toute l'histoire mondiale, que ce soit le roman de Tristan et Iseult, amour adultère qui ne peut se terminer que par la mort des deux amants, que ce soit Héloïse et Abélard, que ce soit Roméo et Juliette qui sont morts tous les deux et n'ont pu en quelque sorte se retrouver que dans la mort. Ce mythe est d'ailleurs tellement puissant qu'aujourd'hui encore à Vérone dans la cour de la maison des Capulets, il y a une statue de Roméo et Juliette et la maison est couverte de graffitis, y compris la statue. Et le sein droit de la statue en bronze est tellement frotté par les amoureux qui viennent se prêter serment de fidélité à vie qu'il est jaune d'or alors que la statue est couleur bronze vert sombre.

Donc le mythe est toujours vivant. On le retrouve au 19ème siècle avec le suicide du général Boulanger sur la tombe de sa maîtresse, la comtesse de Bonnemains, avec cette inscription funéraire absolument extraordinaire visible sur la tombe de ce suicide qui a eu lieu en 1891 : "Comment ai-je bien pu vivre trois mois et demi sans toi ?" C'est vraiment l'amour fou, c'est-à-dire que l'on est persuadé que le plaisir ne peut être vécu que de manière illégale, que de manière extraordinaire.

 

Néanmoins, il faut constater qu'avec les franciscains, avec les dominicains aux 11ème, 12ème et 13ème siècles, le plaisir dans l'amour conjugal est quelque chose de normal. L'exemple de Louis IX et de Marguerite d'Anjou, qui s'aimaient énormément, en est une illustration éclatante. La reine mère, Blanche de Castille, trouvait d'ailleurs que ces deux tourtereaux étaient prodigieusement agaçants. De temps en temps, elle venait les surprendre pour leur dire qu'il fallait tout de même s'occuper un peu des affaires du royaume. Aussi, Saint Louis avait prévenu un de ses huissiers (cela se passait au palais royal de Poissy) lequel, lorsqu'il voyait apparaître la reine Blanche qui se dirigeait vers la chambre des amants royaux, prenait sa verge d'huissier et tapait sur une porte, de telle sorte que les deux amants ne puissent être surpris dans des positions qui auraient été jugées offensantes par la reine mère. Il y a bien là, un premier essai connu de réussite du plaisir dans la conjugalité, et c'est aussi un acte de liberté.

La liberté du chrétien consiste justement à réunir toutes les fonctions de l'homme et toutes les fonctions de la femme dans un seul et même geste, le geste de l'union charnelle, qui est la communication par excellence.

 

Autre moyen de faire jouer la liberté dans la maîtrise de la sexualité :

l'apparition du mariage tardif au 14ème et au 15ème siècles pour des raisons économiques certes. À l'époque, il fallait avoir du bien pour pouvoir se marier. Ce qui fait qu'à partir du 14ème, 15ème siècle, au lieu de se marier à 17/18 ans, on commence à se marier à 25/27 ans. Par conséquent cela implique une période d'attente, de maîtrise de la sexualité même si l'historien est assez sceptique sur la capacité des gens de cette époque-là de se maîtriser, étant donné, comme on l'a dit auparavant, qu'aux 14ème et 15ème siècle on multiplie les bordels municipaux.

Mais enfin, malgré tout, on attend, donc on est capable de se maîtriser.

 

Et cette liberté dans le choix de l'autre va être concrétisée par le concile de Trente qui, pour la première fois, précise que la liberté du consentement est obligatoire dans le mariage, que les mariages clandestins sont rigoureusement interdits, qu'une parole publique doit avoir lieu et que c'est la parole publique qui enclenche l'union charnelle. C'est-à-dire que là encore c'est la totalité de la personne qui est embarquée, puisqu'il s'agit de l'expression publique par la parole et la conséquence de la parole c'est l'union charnelle et donc le plaisir dans l'union charnelle.

On a du mal à comprendre pourquoi ce texte du concile de Trente, voté en 1563, a été refusé par le royaume de France. Le roi très chrétien a refusé de l'appliquer et les prêtres qui signaient des registres paroissiaux dans lesquels ils constataient que conformément au concile de Trente le mariage avait eu lieu librement entre le jeune homme et la jeune fille, pouvaient être accusés de "rapt de séduction" par les parents qui avaient le droit de porter plainte devant les parlements locaux ou le parlement de Paris à ce motif. Il y a eu des prêtres qui ont été traînés en procès jusqu'à la Révolution française pour avoir conclu des mariages sans l'accord des parents.

La liberté n'a pas joué parce que le mariage est resté un acte social et politique d'abord et non pas l'union de deux libertés ou la conjonction de deux libertés. Or c'est un des refrains de l'Église que cette conjonction de deux libertés. Il ne peut pas y avoir de véritable mariage sans liberté étant donné que le Christ est venu épouser l'humanité librement et que, par conséquent, la liberté des hommes est fondamentale.

Toutefois, ce mariage tardif est une aide à cette accession à la liberté, et surtout l'équilibre optimiste chrétien aboutit à un second apogée dans la première moitié du 17ème siècle, malgré le retard de la promulgation du concile de Trente en France, en 1615.

 

Il faut signaler ici l'œuvre capitale de saint François de Sales dont on ne redira jamais assez à quel point il a joué un rôle libérateur dans l'évolution du mariage dans toute la société européenne. François de Sales, évêque de Genève, n'a jamais pu mettre les pieds dans la ville de son diocèse, Genève étant à l'époque la Rome des protestants. Il a écrit une "Introduction à la vie dévote" en 1604, qui comporte en particulier deux chapitres, les chapitres 38 et 39, capitaux pour notre sujet : le chapitre 38 traite de l'avis aux gens mariés, et le chapitre 39 traite de l'honnêteté du lit conjugal. C'est-à-dire que, pour lui, tout ce qui concerne le plaisir dans l'union charnelle fait partie de la réjouissance mutuelle des époux, que les conceptions des enfants sont là en même temps comme une preuve de la bénédiction de Dieu et que tous les biens du mariage doivent être réunis dans ce que nous appelons aujourd'hui la conjugalité. Le livre a eu un succès absolument énorme. Il y a eu 400 éditions jusqu'en 1845/46. Toutefois, il y a eu un retour de flamme du puritanisme au 19ème siècle et à partir de 1845 les éditions de l'Introduction à la vie dévote ont vu les chapitres 38 et 39 supprimés ! C'était vraiment indécent, on ne pouvait pas dire des choses pareilles. Il a fallu attendre la publication complète des œuvres de saint François de Sales par le jésuite Ravier dans le volume de La Pléiade en 1965, pour voir de nouveau l'Introduction à la vie dévote avec les chapitres 38 et 39. C'est dire la force de ces retours de flamme de type puritain.

 

Donc voilà une deuxième phase d'apogée du mariage chrétien dans la liberté de la conception des enfants et la manière d'éprouver le plaisir dans l'union charnelle. Il faut terminer en disant que ceci a été permis par d'innombrables commentaires du Cantique des Cantiques, d'où son importance, et par une efflorescence mystique qui a été mise en valeur par l'abbé Brémond dans son Histoire littéraire du sentiment mystique, dont la réédition est en train de sortir. C'est un ouvrage absolument capital.

Le discours des mystiques français du 17ème siècle est un discours qui utilise un vocabulaire intégralement amoureux et un vocabulaire du type sexuel pour exprimer l'union à Dieu et l'union de l'époux et de l'épouse. Il s'agit d'une seule et même chose.

Mais ce discours a été mal compris. Lorsque le président Des Brosses, philosophe, ami de Voltaire, a découvert à Notre-Dame des Victoires à Rome la célèbre statue de sainte Thérèse d'Avila représentée en extase amoureuse avec Dieu, œuvre du peintre, sculpteur et architecte de la contre réforme Le Bernin dont on connaît aussi la colonnade, il s'est exclamé : "Si c'est cela l'amour divin je connais déjà !" Mais en réalité il ne connaissait pas et il ne comprenait pas pourquoi l'amour humain et l'amour divin sont de même nature.

Il y a là, en fait, une incompréhension totale et la fin du mouvement mystique français en 1699 avec la condamnation de Madame Guyon, a eu des conséquences catastrophiques pour l'histoire du mariage. En effet, le mouvement mystique français a été cassé, il est devenu quasiment puritain ou ne s'est jamais plus exprimé dans un vocabulaire sexuel au 18ème siècle. L'Église qui avait jusqu'alors le monopole du discours amoureux a perdu ce monopole. À ce moment-là le plaisir s'est laïcisé de nouveau et on est entré dans une autre époque, même si, dans le monde rural, subsistaient des pratiques d'obtention du plaisir qui révulsaient les curés de campagnes. Par exemple les pratiques dites Kilt gang c'est-à-dire qu'il y avait des jeunes filles qui laissaient la porte de leur chambre ouverte et qui laissaient monter leur galant auquel elles permettaient toutes les caresses possibles sauf l'ultime. Elles éprouvaient le plaisir de cette manière-là sans qu'il y ait des conséquences graves. Ou alors, si elles voulaient vraiment se marier avec leur amant de cœur elles faisaient exprès de s'unir à lui, de tomber enceinte et à ce moment-là d'obliger les parents à publier le mariage. C'était une autre manière de tourner l'interdiction de la volonté des parents.

 

Donc à partir du 18ème siècle on est dans un monde où le plaisir est laïcisé et l'ascèse collective du mariage tardif dure tout de même encore un certain temps. Il y a une explosion de bonheur qui est très nette jusqu'en 1750. À partir de cette date, on s'aperçoit que le discours laïc devient soit intégralement laxiste avec Voltaire, soit intégralement puritain avec Rousseau. Mais surtout, on découvre que lorsque le plaisir est laïcisé, il réapparaît, et ce malgré l'ascèse de l'Église qui est encore forte au 18ème siècle, suivie par l'ascèse laïque, car l'ordre laïque ce n'est ni plus ni moins que des valeurs chrétiennes décapitées du Christ. Les valeurs de laïcité sont de même nature que les valeurs chrétiennes, simplement, il y a la personne du Christ en moins, ce qui est évidemment capital.

Cet ordre moral-là, de type laïc ou de type chrétien, aboutit à ce que le plaisir, comprimé par l'ascèse, va s'échapper de deux manières, soit dans le plaisir solitaire soit dans le plaisir imaginaire. Avec deux conséquences :

Première conséquence, la culpabilisation du plaisir solitaire.

C'est dans les milieux protestants, dans ce triangle protestant qui va de la Suède à Londres et de Londres à Genève en passant par Paris et Amsterdam, qu'apparaît la dénonciation violente du plaisir solitaire et de la masturbation. Cela commence dès 1710 à Londres et cela triomphe avec la publication à Paris par le docteur Tissot, un genevois protestant, d'un traité intitulé "Onania", c'est-à-dire l'onanisme, explication de l'époque pour la masturbation, publié d'abord en latin puis en français en 1764. Ces campagnes des médecins protestants aboutissent à culpabiliser la masturbation en déclarant que les tourments infernaux ne sont rien par rapport aux souffrances des masturbateurs. Ils vont devenir fous, ils vont en mourir et la peur de la mort est en quelque sorte réintroduite par la dénonciation de la masturbation. En même temps on se rend compte que c'est déjà une peur de l'adolescence, on ne sait pas comment faire devant les adolescents puisque le mariage est tardif, donc l'adolescence se prolonge.

C'est aussi à ce moment-là le monde non chrétien expulse les morts. N'oublions pas que c'est à cette époque-là que les cimetières urbains sont déclarés comme méphitiques et dangereux sur le plan de la maladie. On sort les squelettes de tous les cimetières parisiens et on met les cimetières dans les banlieues. On revient à l'époque romaine où les cimetières étaient séparés de la ville et où il y a le monde des morts et le monde des vivants. Or l'Église avait réussi cette synthèse prodigieuse  de faire en sorte que les morts étant enterrés dans l'église et sous l'église, la communauté chrétienne, les vivants et les morts ne faisaient qu'un. Et la mort est familière. Du même coup, le passage qu'est la mort était beaucoup plus compréhensible. A partir du moment où on fait le silence sur la mort, où l'on rétablit la peur de la mort, qu'il s'agisse de la peur de la mort pour masturbation ou bien encore de la peur de la syphilis. En effet, la syphilis, depuis le débarquement de Christophe Colomb en Amérique, a fait beaucoup de morts jusqu'en 1560 et ensuite des morts par paralysie générale moins nombreuses.

Deuxième conséquence, le développement du plaisir imaginaire.

C'est à ce moment-là, dans une société rurale qui a imaginé le plaisir de manière gaillarde, de manière plus ou moins verte, que l'on va passer au développement de la peinture du nu, à la publication de livres pornographiques.

Le premier livre pornographique est de 1655 en France. Des recherches récentes d'historiens se sont intéressées aux ouvrages contenus dans ce que l'on appelle, à la Bibliothèque Nationale, l'Enfer, c'est-à-dire le lieu où l'ensemble de tous les livres pornographiques a été soigneusement mis à l'abri. Ces recherches ont permis de s'apercevoir que le foisonnement des livres pornographiques aboutit dans un premier temps à vulgariser les techniques d'obtention du plaisir, puis dans un deuxième temps, comme, dans l'imaginaire le plaisir est libéré, à ce que ce plaisir ne peut être obtenu qu'avec de grandes difficultés parce qu'il n'y a plus de bornes, plus de limites.

C'est la raison pour laquelle émergent les perversions avec les ouvrages du Marquis de Sade ou du Baron Masoch au 19ème siècle et que réapparaît très nettement, chez les aristocrates en particulier, le culte de Priape. On est persuadé avec cette atmosphère du plaisir imaginaire ou imaginé que le plaisir ne peut être vécu que dans le tourment, ou dans l'ignorance ou encore dans la souffrance.

Comme justement les médecins sont là pour lutter contre la masturbation on les voit petit à petit, insensiblement, affirmer leur pouvoir, intervenir dans les problèmes conjugaux, prendre le relais des confesseurs.

La fin du système victorien du 19ème siècle et du système puritain au milieu du 20ème siècle, est due essentiellement à des événements tout à fait nouveaux. Voici qu'en 1880/1890, et c'est un changement radical, totalement révolutionnaire, la liberté du choix mutuel du conjoint par libre décision devient majoritaire alors qu'elle était vainement réclamée par l'Église depuis les origines,  et qu'elle avait été permise juridiquement par la Révolution mais sans résultat, puisque les parents avaient continué à choisir les époux. Les mariages de raison disparaissent à ce moment-là, c'est-à-dire que si on se marie, c'est par amour pour l'autre. La disparition de la dot, l'influence du courant romantique qui a exalté le sentiment amoureux et donné un peu plus de place aux femmes dans leur participation à l'union charnelle, ont également été des facteurs favorables pour qu'à partir de 1880/1890 apparaisse un nouveau type de couple qui n'avait jamais existé jusqu'ici dans l'histoire et qui s'est répandu à travers le monde entier.

Ce type de couple est donc pour l'historien quelque chose de récent. Ce n'est pas en trois générations que l'on peut explorer toutes les possibilités de la liberté du choix mutuel dans le couple, d'autant plus que le cœur est quelque chose d'extrêmement difficile à connaître et à comprendre. Le coup de foudre est difficile à expliquer, on ne sait pas ce qui se passe. Les découvertes de Freud n'ont été diffusées que très lentement. En 1950, certains professeurs de philosophie ne traitaient pas le chapitre sur la psychanalyse disant : "ce n'est pas la peine, on a le programme à observer, la psychanalyse on s'en fiche, c'est pour les malades, passons au chapitre suivant".

 

Il y a donc eu une lente transformation dont nous ne mesurons pas encore les conséquences. Lorsque l'on parle aujourd'hui de couple traditionnel, ce n'est pas pertinent. C'est un couple en réalité très récent. Il est devant l'inconnu de l'autre, devant l'étrangeté, l'altérité traumatisante de l'autre sexe. Nous sommes des analphabètes du cœur, étant donné que dans la liberté tout peut être expérimenté certes, mais à nos risques et périls.

Des événements scandent d'ailleurs cette accession à la liberté.

Il y a d'abord eu le rapport Kinsey en 1948 et 1953 qui n'en est encore qu'au stade du couple classique et de la dénonciation de la masturbation. On n'en parle pas plus que cela dans le rapport Kinsey, mais, déjà il a éclaté comme une bombe.

Ensuite, en 1966, a paru l'ouvrage de Masters et Johnson sur le plaisir féminin, qui décrit pour la première fois, médicalement parlant, les trois phases de l'orgasme féminin. Ils ont répandu une idée, qui a fait tâche d'huile à travers tout le monde industriel, à savoir qu'il ne peut y avoir de conjugalité que dans la sollicitude et l'engagement de sollicitude envers l'autre. Ce discours n'a peut-être pas été très écouté mais Masters et Johnson avaient tout de même vu quelque chose de juste : il y a un engagement à la sollicitude envers l'autre qui fait que le plaisir seulement peut être vécu en tant que tel car il est un lien dans le rapport de l'homme à la femme.

Cet ouvrage de Masters et Johnson a été, en fait, conforté dans une autre explication, dans une autre direction, par la découverte de la pilule de Pincus en 1960 qui a été généralisée comme on le sait à partir de 1967 pour la France. Cela provoque l'apparition d'un phénomène nouveau, qui n'existait pas jusqu'alors, même avec le préservatif qui date de la fin du 19ème siècle, à savoir la séparation de la fécondité et du plaisir. On pourrait dire que les Romains faisaient de même, ce qui n'est pas faux puisqu'ils avaient les matrones d'un côté et les prostituées de l'autre. On séparait fécondité et plaisir en chosifiant les femmes. Mais aujourd'hui, sous l'influence du christianisme, on essaie de rassembler, d'avoir une vision cohérente du sens de l'union de la femme et de l'homme. Avec la pilule qui sépare la fécondité du plaisir, c'est la grande rupture, d'autant plus que la liberté de la femme devient un pouvoir ! A l'intérieur du couple un rapport de dominant à dominé est rétabli par le fait que la femme peut imposer selon qu'elle le veut ou qu'elle ne le veut pas, l'arrivée d'un enfant.

La  révolution de mai 1968 a insisté sur le jouir sans entraves, le plaisir quasiment obligatoire, d'où le titre du livre de Jean-Claude Guillebaud sur la tyrannie du plaisir, et surtout la tyrannie de l'orgasme simultané.

Enfin pour poser un tableau le plus complet possible de notre époque, rappelons que depuis 1981, le SIDA est apparu faisant réapparaître les vieilles terreurs païennes. L'amour c'est la mort. Comment échapper à cette malédiction ?

 

Nous sommes donc devant une situation où le triomphe de l'individualisme souverain se marque par un narcissisme prolongé, à l'exemple des réclamations des homosexuels qui sont des réclamations de Narcisse. C'est la recherche du plaisir et de la survie psychique en même temps dans l'individualisme. La recherche du plaisir se fait pour soi et non pas pour l'autre, c'est là le gros problème que nos contemporains ne veulent pas voir. On constate également l'influence de mères narcissiques dans de nombreux cas et le fait que le lien du sang est souvent préféré au lien de l'alliance. Il y a des femmes qui préfèrent ne pas perdre leur enfant et perdre leur mari. C'est-à-dire que l'on revient aux temps anciens où le lien du sang est plus fort que la parole d'alliance, que la parole de liberté.

Apparemment, nous sommes dans une époque de liberté totale, mais dans le même temps on n'attache aucune importance à la parole de liberté. Certains auteurs américains, estiment qu'aux Etats-Unis (mais est-ce seulement vrai pour ce pays ?), les femmes cherchent à obtenir orgasme sur orgasme. En Europe, il semble, d'après certains chercheurs, que ce qui prédominerait c'est la gestion de l'amour physique. Ce serait au fond à chaque individu de savoir gérer son amour physique et de toujours être performant, de telle manière qu'il puisse négocier et renégocier perpétuellement son lien amoureux avec l'autre.

 

Voilà en quelque sorte la situation actuelle. Alors que la liberté triomphe dans le libéralisme et la licence, il s'agit finalement d'une incapacité à voir que le christianisme a apporté des réponses. À mi-chemin entre le rigorisme et le laxisme, sur une ligne de crête extrêmement difficile, la maîtrise de la sexualité par une liberté conçue comme un accord de deux libertés, comme une conjonction de deux libertés, par conséquent dans cette négociation qui est une négociation d'amour et non pas une négociation de rapport de force, la maîtrise totale par la volonté n'existe pas, elle n'est pas possible. Les chrétiens disent qu'elle ne peut exister qu'avec l'aide de Dieu.

C'est pourquoi il faut regarder la tempérance du Christ qui, Lui, arrive à la maîtrise totale et suivre ce que nous dit saint Paul dans l'Épître aux Romains : 

"Finalement, c'est dans Ta loi que je prends du plaisir".

 

 

Questions

 

A propos de l'encyclique de Benoît XVI " Deus est caritas"

 

Cette encyclique est capitale. En effet, sans en avoir l'air, surtout dans la première partie, le Pape détruit un vieux schéma protestant, développé dans le fameux livre du pasteur luthérien Nygren, "Eros et Agape". Nygren, dans ce livre des années 50/60, avait littéralement opposé Eros et Agape. Il considérait que Eros, c'est la volonté égoïste de jouissance possessive, tandis que seul l'Agape, l'amour de dilection, l'amour d'offrande, l'amour du souci total et complet envers l'autre, est un amour authentiquement chrétien. Benoît XVI a parfaitement raison de dire que ce sont les deux faces d'un seul et même amour. L'amour humain qu'est Eros est divinisable par l'Agape, il peut être transformé dans l'union à Dieu. Sur ce plan-là ce texte est absolument capital car il remet les choses en place et affirme que l'érotique est finalement normal, qu'il fait partie de l'humanité et qu'il est divinisable.

Le Pape va même jusqu'à dire que Dieu est Eros, Dieu est désir. C'est d'ailleurs pour cette raison-là qu'Augustin avait corrigé son texte sur la libido.

 

 

La phase de liberté sexuelle n'est-elle pas plutôt intervenue à la Renaissance qu'au Moyen Âge ?

 

Oui, effectivement, elle se prolonge pendant la Renaissance, pendant la première moitié du 16ème siècle, mais elle avait commencé avant. Elle se termine en 1540/1550, avec la montée du protestantisme qui est pessimiste à l'égard de la chair. Ce pessimisme est tel que le célibat consacré apparaît impossible, que c'est une utopie, que l'on ne peut pas maîtriser la sexualité. Donc il faut que tout le monde se marie. Et ceci est professé par Luther et Calvin dès les débuts du protestantisme. Calvin ajoute même : "Attendu que paillardise apporte note d'infamie aux femmes il faut être très sévère envers les péchés concernant la sexualité !"

Les protestants n'envisagent à cette époque que l'adultère féminin, avec toujours cette idée qu'elles sont complètement enragées.

 

 

Pourtant, à la cour de Marguerite de Valois la liberté des mœurs n'est-elle pas restée malgré l'influence protestante ?

 

La liberté des mœurs est restée dans l'aristocratie. Mais dans les milieux populaires et les milieux bourgeois, la réaction a eu lieu très tôt. Il ne faut pas oublier que ceux qui deviennent protestants ce sont essentiellement des artisans et des bourgeois commerçants qui savent lire et écrire et qui ont accès à la Bible par l'imprimerie. Ils applaudissent à deux mains aux interprétations de Luther et Calvin.

 

 

Comment se fait-il que personne n'ait rien dit lorsque les deux chapitres de saint François de Sales ont été expurgés ?

 

C'est parce que personne ne s'en est aperçu ! Saint François de Sales n'a été connu des laïcs qu'au 17ème siècle et dans les milieux populaires au 18ème siècle. Après la Révolution, le renouveau catholique du 19ème siècle de type romantique a négligé la réforme tridentine. Ceci d'autant plus que tout le monde était puritain, aussi bien les révolutionnaires que les cléricaux. Il y avait donc une espèce d'unanimité dans le puritanisme qui a masqué les efforts fantastiques des hommes de la Contre Réforme.

 

 

Y a-t-il un lien entre libéralisme, puritanisme et démographie ?

 

Il faut en effet parler de l'influence du phénomène démographique. D'autant plus que nos contemporains n'y portent aucune attention, n'y attachent pas de valeur. Ils le prennent d'autant moins en considération qu'ils ont l'impression que la question démographique c'est les autres ! Il y a dans la réaction des français à l'égard de la démographie une ignorance complète alors même que la démographie a une influence sur l'évolution du couple.

Il est évident que la démographie est en crise aux 14ème et 15ème siècle, lorsque la population française passe de 16 millions d'habitants à 10 millions à cause de la grande peste et des récurrences de la peste. Le phénomène démographique est tel, qu'inconsciemment, les hommes et les femmes sentent qu'il faut avoir des enfants et que, lorsque les périodes d'aménorrhées se terminent chez les femmes celles-ci cherchent effectivement à procréer à tout prix parce qu'elles ont l'impression qu'elles n'existent plus. Il y a donc un phénomène de compensation démographique qui se produit. À partir de 1490/1520 il y a explosion de la population. Et c'est cette population en expansion démographique qui commence ensuite à douter de la possibilité de maîtrise de la sexualité. Mais, c'est la même chose pour la Révolution française. Lorsque la population française passe de 20 millions d'habitants en 1715 à 26 millions à la Révolution française. Là encore les gens ne comprennent pas ce qui se passe. Ils ne voient pas que c'est à cause de l'élévation du niveau de vie que la population augmente. Bien entendu, il y a une augmentation des naissances illégitimes à partir de 1755, mais le phénomène démographique le plus important est dû tout simplement au recul de la mortalité infantile et au recul de la mortalité des adultes. L'écart entre la natalité et la mortalité augmente considérablement. Devant cette augmentation le réflexe des Français est la restriction des naissances. On restreint les naissances selon le principe de Malthus. Dans son "Principe de population", Malthus dit qu'il n'est pas possible que la population augmente car on ne pourra pas y faire face. Il faut donc restreindre le nombre de convives au banquet de la nature. En conséquence, la limitation des naissances a été prônée par tous les milieux protestants puis par tous les milieux paysans qui avaient peur de mettre au monde des petits malheureux.

La pratique de l'union interrompue s'est généralisée, ce qui fait que le plaisir a été très mal vécu. D'autant plus que l'Église ne cessait de dire qu'il était interdit de pratiquer l'union interrompue et de renoncer à l'union charnelle complète puisque c'est l'œuvre de Dieu. Par voie de conséquence, les confesseurs sont arrivés à un échec terrible au cours du 19ème siècle. En effet, les femmes ont pu continuer à obtenir l'absolution en disant, en confession, qu'elles n'y pouvaient rien, qu'elles ne pouvaient pas empêcher leur mari de se retirer, alors que, dans le fond, elles étaient très contentes qu'il le fasse et leur évite ainsi d'avoir un enfant de plus. Mais les maris à qui le prêtre demandait de renoncer à cette pratique, refusaient énergiquement. Du coup, ils n'obtenaient pas d'absolution. C'est ainsi que la déchristianisation s'est amorcée grâce à ce système-là. C'est ce que les historiens appellent le dimorphisme sexuel dans la pratique religieuse. Il y a eu les hommes qui, le jour de la messe du dimanche, allaient au café, et les femmes qui allaient à l'église car elles pouvaient communier. La déchristianisation s'est développée par suite d'une myopie totale devant le phénomène démographique, alors que dans une civilisation qui est en train de devenir industrielle, l'élévation du niveau de vie est réelle et, par conséquent l'augmentation démographique peut être absorbée. D'ailleurs, dans les faits, elle a bien été absorbée puisque l'on est passé de 26 millions d'habitants en 1789 malgré 1,5 million de morts par les guerres de la Révolution, à 41 millions en 1854. Seulement à partir de 1854, avec la déchristianisation, la restriction des naissances, il y a eu stagnation de la population française. On peut dire que de 1854 à 1945 la population française est toujours restée autour de 41 millions d'habitants. Sans compter les années 1933 à 1943 où il y avait 600 000 naissances contre 800 000 morts. Pendant 10 ans, il y a donc eu 200 000 morts en trop. Il n'en a été que plus étonnant que de 1945 à 1960 se produise le baby-boom.

Mais cet événement est dû à un deuxième apogée chrétien, à la christianisation en profondeur qui a eu lieu de 1930 à 1960. C'est une époque qu'il faudra bien étudier pour savoir pourquoi le christianisme a été si vif et aussi développé en ces années-là. Mais il n'a pas pu résister à la crise de mai 68. Nous sommes au fond d'une grande crise de civilisation, comme celle de la fin du Moyen Âge, et nous en sortirons, comme pour les autres époques, vers 2010/2020.

 

 

Que vient signifier le choix du célibat du Christ donc le renoncement à la vie sexuelle, demandé également à Marie et Joseph et vraisemblablement à l'ensemble des apôtres ?

 

C'est un problème théologique et disciplinaire à la fois. C'est un problème capital parce que lorsque le christianisme a été accepté et est devenu libre dans l'empire romain au 4ème siècle, il y a eu des chrétiens qui se sont dit : on devient une église de masse, c'est fini, voici l'Église des tièdes, voici l'Église des mous. Il nous faut retrouver l'esprit des origines, il faut mettre en pratique ce que le Christ a proposé et annoncé à savoir la fin des temps et la fin de l'exercice de la sexualité au paradis, "neque nubent neque nubentur".

Est donc apparu à ce moment-là le mouvement monastique qui est un désir de maîtriser la sexualité pour aboutir à l'union de plus en plus forte avec Dieu sans passer par l'union charnelle humaine. Ce mouvement monastique a pris une ampleur fabuleuse au point que saint Jérôme a fini par dire : c'est fantastique, le célibat consacré est ce qu'il y a de mieux pour l'Église, le célibat est supérieur au mariage. Il fait même une interprétation complètement fausse de la parabole du semeur. À propos du grain semé dans la bonne terre qui rapporte 30, 60, ou 100, Jérôme dit que le rapport de 100 ce sont les célibataires consacrés, 60 ce sont les veuves et 30 ce sont les gens mariés. Pas de chance, il s'est considérablement trompé parce que, s'il avait bien lu l'Évangile de saint Matthieu, qui a d'abord été écrit en araméen, il se serait aperçu que ce n'est pas 30, 60 et 100 dans le texte grec mais que c'est 1/100ème, 1/60ème et 1/30ème. C'est-à-dire qu'en réalité, les célibataires consacrés rendent 12%, les veuves 20% et les gens mariés 40% !

Cela a été la doctrine pendant tout le Moyen Âge. A la fin du Moyen Âge, lors de la crise du Moyen Âge, Érasme, qui penchait plus ou moins du côté de Luther, a réagit contre cette obsession du célibat consacré et affirmé qu'au contraire, le mariage lui est supérieur. Il a écrit tout un ouvrage sur le libre arbitre qui permet par l'exercice du mariage d'être totalement libre et de pouvoir remplir complètement le dessein de Dieu sur l'humanité. Donc l'un dit le célibat consacré est supérieur, l'autre dit le mariage est supérieur, et finalement, il faudra attendre Vatican II qui tranchera en précisant qu'il n'y a pas une fin première et une fin seconde, les deux ayant même valeur. Mais, de surcroît, dira Vatican II, le célibat consacré est une forme d'union à Dieu tout comme le mariage est une autre forme d'union à Dieu, donc le célibat consacré et le mariage sont les deux faces d'un seul et même amour. Il y a une union au corps du Christ sans le biais du mariage chez les célibataires consacrés et il y a une union au corps du Christ par une union charnelle dans le mariage. Il faut relire Vatican II

 

 

Que penser de la désaffection pour le mariage et du choix, de plus en plus fréquent, du concubinage ?

 

C'est tout le problème du rôle de la parole. Depuis la Révolution française, même si le mariage civil a pris la moitié du mariage chrétien, avec l'engagement public, la notion de parole d'engagement est progressivement en train de disparaître. La notion de serment, qui vient de sacramentum, a disparue. Le serment dans l'Église, par exemple le serment antimoderniste, a fini par dégoûter tout le monde. De même le serment à la patrie est ridiculisé et devient totalement inutilisable aujourd'hui.

Cette parole d'engagement n'existe pratiquement plus, on ne se sent plus tenu par une parole. C'est-à-dire que l'on oublie complètement le prologue de l'évangile de saint Jean : à la racine de toute chose il y a la parole et la parole se fait chair c'est-à-dire que la parole est ancrée dans la chair. Or les gens ne voient plus que la chair. On ne voit plus la parole et ceci d'autant plus que l'on vit dans le présent. Il y a un individualisme souverain qui fait que le présent est hypertrophié. S'engager pour toute la vie, paraît possible dans le feu de la phase de séduction, pendant laquelle on est persuadé que ça durera toute la vie. Mais ensuite, étant donné l'analphabétisme du cœur et surtout, chez les concubins, le fait qu'il n'y ait pas eu de parole publique, on ne se sent pas lié. La notion de lien n'existe pas. Or lorsque le pape Grégoire le Grand a fait l'étymologie du mot religion, il a dit qu'il ne venait pas du terme latin relegere, c'est-à-dire relire les phrases du rituel de la cérémonie religieuse, mais du terme latin religare, qui signifie créer un lien. Or, aujourd'hui, l'individualisme est tel, que créer un lien est considéré comme devenir esclave. Donc c'est du point de vue de l'éducation générale que nous devons insister sans arrêt sur le fait que nous ne pouvons vivre que par l'autre. Je suis par l'autre, j'existe par l'autre, c'est l'Autre avec un grand A ou un petit a qui me fait vraiment être. La foi c'est la rencontre avec quelqu'un avec un grand Q ou un petit q. Il y a un lien. Or c'est ce lien qu'on refuse et c'est pour ça que le concubinage se développe de plus en plus.

Pourquoi avoir une parole publique ? Des conjoints qui avaient vécu en concubinage et qui s'étaient ensuite mariés, répondant à une question sur ce passage du concubinage au mariage, disaient qu'ils n'avaient pas vu de différence, ce qui signifie que, pour eux, la parole n'a plus aucun sens.

C'est la parole qu'il faut restaurer et la parole c'est Dieu : Au commencement était le Verbe.

 

 

Pouvez vous préciser ce que vous avez dit sur le rapt de séduction ?

 

Si des parents n'étaient pas d'accord pour le mariage de leurs enfants et que ce mariage avait été célébré à l'église par un prêtre paroissial, avait été inscrit sur un registre paroissial conformément au concile de Trente, ils étaient autorisés par l'ordonnance de Blois, signée par Henri III en 1578, qui refuse le concile de Trente, à porter plainte auprès du parlement contre le curé pour rapt de séduction. C'est le curé qui était accusé de rapt de séduction.

 

 

Si l'engagement public a si peu d'importance aujourd'hui, pourquoi les homosexuels le revendiquent-ils tellement ?

 

C'est l'hommage du vice à la vertu. Il y a là, justement une prise de conscience que, malgré la destruction apparente du mariage, le mariage tient le coup. N'oublions pas qu'il y a tout de même 62% des couples en France qui ne sont séparés que par la mort. Par conséquent nous sommes encore dans une société où bien que le concubinage augmente considérablement, le mariage résiste. Dans les jeunes générations il y a un désir de faire du solide mais cela ne se dit pas. Nous sommes dans une époque du non-dit où la mode est tellement forte que l'on préfère dire ce qui va dans le sens du libertarisme plutôt que dans le sens de la construction. Aujourd'hui, vouloir construire est considéré comme de la faiblesse. Moi d'abord ! Je crois que c'est cela qui fait que l'on ne voit pas les véritables problèmes. Du coup, le spectacle des couples qui durent, qui sont fidèles, qui se marient, qui ont des enfants reste attirant, qu'on le veuille ou non.

 

 

Pouvez-vous développer vos propos sur la mystique du 17ème siècle ? Y a-t-il un ouvrage de référence ?

 

Il faudra lire l'Histoire littéraire du sentiment mystique en France de l'abbé Brémond, qui vient de paraître aux éditions Million. En 5 volumes ! (rires) Il n'y a pas de résumé.

 

Certains jeunes disent qu'ils ne se marient pas pour privilégier l'amour plutôt que le cadre, craignant que ce soit le cadre qui les retienne plutôt que l'amour. Qu'en pensez-vous ?

 

C'est un autre problème, à savoir celui de notre mentalité actuelle et du vocabulaire que nous utilisons. Nous sommes dans un monde où notre langage est purement nominaliste. C'est-à-dire que la phraséologie nominaliste, qui a triomphé pendant la crise de l'Église aux 14ème et 15ème siècles, consiste à croire que la réalité est dans les mots. Dans cette optique, s'il y a un cadre de mariage, ce cadre est traumatisant. Autrement dit on attribue à l'institution du mariage une capacité de nuire, elle est considérée comme un obstacle et vécue comme un carcan. Il y a là une erreur mentale fabuleuse. En réalité, le contrat n'est pas un carcan, ce devrait être plutôt une béquille. De plus, dire qu'une institution est bonne ou mauvaise, c'est du nominalisme, c'est penser de travers, c'est même ne pas penser du tout. Donc on veut bien croire que ces jeunes-là veuillent vivre un amour toute leur vie, mais il faut qu'ils découvrent absolument le rôle de la parole. La parole est créatrice et la parole créatrice prend la forme particulière de l'institution. Et quand cette parole est réellement vécue, on s'aperçoit que c'est une réalité. De ce fait, on ne peut plus utiliser de langage nominaliste, on est obligé d'employer un langage réaliste.

 

 

Denis Sonet

Dans ces cas-là je leur dis toujours : puisque ce n'est qu'une formalité, pourquoi ne la faites-vous pas ? Mais ils savent bien que ce n'est pas une formalité ! Ils savent que ce n'est pas rien, qu'il y aura un tiers et qu'il y aura des conséquences. L'Église a voulu défendre la femme et les gosses.

 

Oui, mais elle a voulu aussi défendre l'alliance de l'homme et de la femme. Qu'est-ce qu'une alliance qui n'est pas marquée par un lien ? Et un lien, ce n'est pas une chaîne.